Réalisation : Ken Loach

Scénario : Paul Laverty

Date : 2019

Durée : 101 mn

Acteurs principaux :

Kris Hirchen : Rick Turner, le père

Debbie Honeywood : Abby, la mère

Rhys Stone : Seb, leur adolescent de 16 ans

Katie Proctor : Lisa, leur fille, 11 ans

Rose Brewster : Maloney, le chef du dépôt

SA

Mots clés : Ubérisation – exploitation – famille – adolescence – détresse

 

Le duo Ken Loach – Paul Laverty aura accompli une œuvre de psychosociologie de notre modernité européenne, à eux seuls. Peu d’auteurs auront été aussi constants dans la diversité des thèmes de réflexion qu’ils proposent autour de la question sociale.

La crainte légitime de tout spectateur face à un film qui s’annonce didactique est de subir une démonstration en images.

Le talent du cinéaste et le choix des acteurs permettent d’adhérer à l’histoire, en croyant aux personnages. Maloney, le chef du dépôt de cette messagerie à quatre roues, est saisissant de naturel : dur, sans empathie aucune, centré sur les résultats. Il fait sienne la toute-puissance du traceur numérique qui piste chaque livreur. Il use sans état d’âme de la situation du chômage et de précarité pour imposer des cadences infernales. Abby, la mère, est touchante de bonne volonté, d’adaptation et d’empathie affectueuse. Nous pourrions reprendre à son sujet la sentence des stoïciens : « La vertu est sa récompense ». Lisa, la fillette du couple, participe à son effort d’arrondir les angles, de maintenir la relation affective au sein de la famille et, plus précisément, entre, Seb, l’adolescent révolté par l’ambiance sociétale et son père, Rick Turner, débordé, surmené, amené inexorablement à perdre le contrôle de la situation.

L’inexorable laminoir

Quand un travailleur se prend au piège de l’ubérisation, la seule question recevable est de savoir combien de temps il va tenir avant de s’écrouler. Nous sommes dans les conditions expérimentales d’une surexploitation qui n’offre aucune échappatoire. Rick doit travailler plus pour gagner plus, au détriment de sa vie familiale et de sa santé mentale. Il doit tout payer : véhicule, assurance, essence, impossibilité de livraison. Le moindre aléa est à son débit. Si son enfant a besoin de lui, il est mis à l’amende pour son absence. S’il se fait agresser par des loubards qui cassent, accessoirement, le traceur qui le piste, c’est encore à lui de payer et à non à une assurance. L’ubérisation montre qu’il y a encore bien pire que le salariat dans nos pays.

L’effet-laminoir est toujours d’actualité. Il s’est encore perfectionné avec la covid-19. Nous avons à nous adapter à des contraintes non négociables. Nous devons nous soumettre. A force de nous adapter à l’arbitraire, jusqu’à l’absurde, dans un climat de répression explicite, nous n’avons plus forcément l’énergie pour nous adapter à nos amis et à nos proches. Nous le vérifions en consultation et dans notre propre vie. Le télétravail, célébré comme un progrès social, devra être évalué. L’isolement sous contrôle est inacceptable quand la relation faisait partie du cœur de métier. Il n’est plus exceptionnel que les journées familiales se passent en côte à côte dans un appartement, chacun derrière un écran.

Rick et sa famille n’ont pas de vacances, pas de loisirs. Le seul moment de complicité se déroule lors d’une journée sans école qui permet à la petite fille d’assister son père dans les livraisons. Les Turner se retrouvent un soir autour d’un repas indien. La famille s’efforce de résister. La créativité non communiquée de Seb est concentrée sur son smartphone. Sans l’objet, il n’est plus rien. Il est coupé de ses copains. Il finira, un peu tard, de prendre conscience que son père a dépassé ses limites, pour satisfaire aux besoins des siens.

Libéralisme, où est ta victoire ?