Réalisation : Thomas Vintenberg

Scénario :      Thomas Vintenberg,

Tobias Lindholm

Date : 2020 / Danemark

Durée : 116 mn

Acteurs principaux :

Mads Mikkelsen, Martin, le prof d’histoire

Thomas Lo Larsen, Tommy, le prof de gym

Lars Ranthe, Peter, le prof de musique

Magnus Millang, Nikolaj, le prof de psycho

Maria Bonnevie : Anika, la femme de Martin

A

Mots clés :  Alcoolisme – mal-être – rituels – expérimentation - suicide

 

Drunk, un film contreversé

Drunk a pu être découvert par des spectateurs avant l’entrée dans une des périodes de confinement. Il est de nouveau à l’affiche. Le fait qu’il soit l’œuvre de Vintenberg, l’auteur de La Chasse, est une incitation à faire le déplacement. Il donnerait, autrement, la sensation d’aller au boulot, comme alcoologue, avec quelques questions en tête :

  • Le film met-il l’accent sur les effets de l’alcool sur des seuls « bien-portants » ?
  • Les personnes ayant des problèmes de dépendance ou de pertes de contrôle sont-elles prises en compte d’une manière ou d’une autre ?
  • L’argument « scientifique » est avancé pour autoriser des expériences de consommation. Le film aide-t-il à une prise de distance sur ce type d’opinion ?
  • Pour quelles raisons, ce film est-il à conseiller ?

Drunk ou comment devenir alcoolique, faute de mieux

La trame du film pourra surprendre. Un professeur de psychologie quadragénaire, Nicolaj, père de famille, propose à trois de ses collègues, un prof d’histoire, un prof de musique et un prof de gym de se livrer à une expérience sur les effets de l’alcool. Un chercheur norvégien prétend que l’expressivité humaine serait optimale à 0,50 g/l d’alcool dans le sang. Le prof de psycho persuade ses amis enseignants, travaillés par la crise du milieu de vie, de vérifier cette affirmation. Les voilà, tels de vieux gamins qui s’ennuient, s’appliquant à boire, tout en testant leur alcoolémie à l’aide d’un éthylomètre électronique de poche.

Les résultats semblent assez probants pour affiner l’étude. Seconde étape : chaque individu a un taux d’alcoolémie optimal selon ses capacités propres à encaisser l’alcool. Il reste, ensuite, à pousser l’expérience jusqu’au bout, au-delà de l’ivresse légère, comme si les journaux ne relataient pas les conséquences de l’alcool sur la vie relationnelle, sociale et l’humeur, en dehors de toute référence scientifique. Il s’affirme n’importe quoi de nos jours. La crise du Covid 19 nous a monté que la science a le dos très large. On peut imaginer que le chercheur avait lui-même abusé de ses expérimentations avant d’en livrer les conclusions.

Ces réserves faites, le film apporte des ouvertures à la réflexion.

En premier lieu, il porte l’abus d’alcool à la hauteur d’une institution ludique après l’adolescence. L’histoire s’ouvre sur une curieuse compétition à la bière. De jeunes lycéens courent en équipe autour d’un lac. Chaque halte exige de boire une bouteille de bière le plus rapidement possible, jusqu’à la vomir. On ne sait pas qui est le sponsor de l’exercice, et si elle est encouragée par les parents d’élèves. Ce même rituel intervient à la fin de l’histoire, les bacheliers parcourent la ville sur des bus à impériale, en uniforme de lycée, en buvant à gorge déployée. Les profs se mélangent à la fête. L’alcool-grégaire est ainsi mis en scène.

Peter, le prof de musique permet à un étudiant en proie au doute, terrorisé à la perspective d’un oral, de trouver la dose adéquate en absorbant lors de l’épreuve quelques gorgées d’alcool aussi incolore que l’eau. Moyennement quoi, sa langue se délie. Il peut parler de façon personnelle de l’angoisse liée à la conscience d’avoir failli, répondant ainsi à une question sur le tourmenté Kierkegaard, le théoricien de l’angoisse. Ce penseur danois estimait que l’angoisse était le propre de l’humain, notamment sous l’effet de la religion chrétienne qui aurait ancré le sentiment de culpabilité dans les consciences. Je rattacherai plutôt l’angoisse à la finitude et à la pulsion de mort pour la neutraliser par le passage à l’acte.

Nos quatre héros illustrent à leur manière la philosophie de Kierkegaard. Ils écartent la raison comme force opératoire. Ils recherchent l’alcool comme moyen d’apaiser leur angoisse existentielle. Ils ne savent pas utiliser le rire et l’humour comme armes de défense. Ils ont perdu ce qui faisait sens dans leur vie. Ces hommes côtoient leurs femmes et leurs enfants sans être capables de les rencontrer. Le narcissisme du prof d’histoire se révèle dans la scène finale de la danse endiablée. Il choisit de « partir » sur une bonne impression face aux nouveaux bacheliers réquisitionnés comme spectateurs de son passage à l’acte. Il voudrait retrouver sa femme mais c’est trop tard. Les trois amis célébrent le cher disparu – leur ami Tommy– autour d’une bonne table, bien arrosée. Les rituels permettent de faire comme si.

L’évolution des personnages montre que jouer à l’apprenti sorcier avec l’alcool est dangereux. Nicolaj se pisse dessus au lit, prenant ainsi le relai de ses jeunes enfants. Tommy, le prof de gym, spontanément attentif aux enfants, arrive bourré en réunion devant la Directrice. Le spectateur comprend qu’il se fait virer. Après quoi, il part sur un barque à moteur avec son chien pour se suicider. Quant à Martin, le prof d’histoire, joué efficacement par Mads Mikkelsen, l’expérimentation va lui faire prendre conscience de l’échec de son couple et le rendre alcoolodépendant. Sollicité, il ne pourra refuser le verre de cocktail ni s’arrêter avant l’ivresse. L’effet de l’alcool accentue assez son mal-être et son sentiment s’échec pour qu’il fasse lui aussi le grand saut dans la mer, après avoir montré à la jeunesse festive ébahie, l’étendue de ses talents de danseur solitaire.

La démarche de soin – cela va sans dire – est totalement exclue d’une histoire fondée sur l’ubiquité de l’alcool, les conventions sociales, les rituels, la négation de l’authenticité, l’évitement de l’esprit critique.

Nous pouvons remercier Vintenberg pour ce film qui pourra désormais figurer dans les vidéothèques des structures d’alcoologie. Il incite à examiner la problématique alcoolique sous l’angle philosophique, relationnel et spirituel, n’en déplaise à Kierkegaard.