Réalisation et scénario : Florian Henckel

Date : 2019 / Allemagne

Durée : 188 mn

Acteurs principaux :

Tom Schilling : Kurt Barnert

Paula Beer : Ellie Seeband

Sebastian Koch : le Pr Carl Seeband

Saskia Rodendhal : Elisabeth May

Caï Cohrs : Kurt Barnert à 6 ans

Ina Weisse : Marthe Seeband

Evgenly Sidikhin : Murawjow, NKVD

SA/ HA

 Mots clés : Eugénisme – totalitarisme – créativité –enfance – amour

 

 

Cette fresque de trois heures absorbe l’attention du spectateur sans le lasser un instant. Elle couvre une période de l’histoire de l’Allemagne depuis les heures sombres de l’installation du régime nazi au mur de Berlin. Elle est centrée sur un enfant, Kurt Barnert, qui devint par la suite un peintre reconnu en reproduisant, dans des tableaux, des photographies de différentes origines. L’histoire s’inspire de personnages et de faits réels. Le peintre Gerhard Richter a servi l’inspiration du réalisateur et scénariste : Florian Henckel von Donnersmarck.

En 1939, Kurt, un jeune garçon de 6 ans, découvre en compagnie de sa jeune tante Elisabeth May, une exposition organisée à Dresde par la culture nazie sur « l’art dégénéré ». La complicité entre le jeune garçon et sa tante est exceptionnelle. Elisabeth souffre de troubles schizophréniques légers. Elle est orientée vers un hôpital psychiatrique pour être gazée dans un second temps, sur la décision d’un médecin gynécologue et obstétricien, le Pr Seeband…

Les racines de la créativité

L’œuvre sans auteur est un film d’Histoire, celle de l’Allemagne hitlérienne puis de l’Allemagne coupée en deux après Yalta. Elle raconte avec brio l’histoire d’un jeune garçon qui deviendra grand. Ce film nourrit plusieurs thèmes qui peuvent être repris et discutés dans le cadre de l’alcoologie clinique.

  • La schizophrénie et l’eugénisme. Les nazis avaient l’ambition d’imposer la prétendue race supérieure aux autres populations, tout en améliorant la qualité de celle-ci. Leurs méthodes étaient nettement plus expéditives que les techniques d’eugénisme animalier. Il suffisait d’un diagnostic de maladie psychiatrique pour justifier la stérilisation ou l’élimination pure et simple. La gracieuse Elisabeth May, référence affective et intellectuelle du jeune Kurt, adorable petit garçon aux yeux clairs, a le malheur de « dérailler » dans le contexte déstabilisant du modèle culturel des nouveaux maîtres de l’Allemagne. Le médecin de famille, endoctriné et chargé du « dépistage », envoie, comme c’est la nouvelle règle, Elisabeth dans un hôpital chargé de stériliser les femmes ne donnant pas les garanties nécessaires pour produire des enfants de race supérieure. Le gynécologue, le Pr Seeband, qui officie reste imperméable aux arguments déchirants de la jeune femme. Pire, au terme d’une séance d’une charge émotionnelle exceptionnelle, il l’envoie se faire gazer dans un hôpital psychiatrique réorganisé à cet effet. Le système fonctionne. Chacun reste à sa place et dans son rôle, les infirmières en tête. La scène où des infirmiers viennent enlever Elisabeth se fige dans la mémoire de Kurt. Sa tante lui avait suggéré de ne jamais détourner les yeux, quand le spectacle dérangeait. En alcoologie, la composante dépressive ou psychotique est très fréquente. Nous retrouvons la même sensibilité créative que celle exprimée par Elisabeth, y compris quand elle supplie le gynécologue, qui l’envoie à la mort, en l’appelant papa, après avoir analysé avec justesse un dessin encadré de la petite fille du médecin. Il va de soi que si l’eugénisme politique devait s’appliquer à notre pays, sur les critères de troubles de l’humeur ou d’addictions, les 2/3 de la population devraient connaître le sort d’Elisabeth May. Et que faire pour le tiers restant, installé dans le déni, la banalisation, l’atténuation, dans le laisser-faire, dans la fausse conversion, à l’exemple de la famille d’Elisabeth, bardée de svastikas, pour tenter de la voir à l’hôpital.

 

  • Le film nous donne l’occasion d’observer deux modèles militaro-idéologiques, le lien étant assuré par l’accouchement réussi de la femme du Major de la police soviétique Murawjow, par le Pr Seeband, qui croupissait dans une geôle communiste. Protégé par Murawjow, reconnaissant, Seeband a tôt fait de redevenir une référence médicale dans la jeune République Démocratique Allemande, clamant sa foi communiste à qui veut l’applaudir. Ces modèles appartiennent à l’Histoire. Ils se sont manifestés ailleurs. Ils perdurent sous des formes diverses. La question qui nous intéresse plus spécialement comme européens est de savoir si ce modèle ne s’est pas reconstitué chez nous, sous l’impulsion de la mondialisation financière. La plupart des essais sur la question du totalitarisme sont soit centrés sur un modèle historicisé soit sur un aspect actuel du phénomène, tel que la bureaucratie, la manipulation publicitaire, les comportements sociaux ou les liens officieux entre le pouvoir économiques, les représentants politiques et les grands médias, ou encore l’évolution des législations. Il resterait à faire une étude distanciée et systématique du phénomène totalitaire rapporté au stade actuel du libéralisme. Nous pouvons supposer une impasse analytique concernant les modalités d’aide des personnes en difficulté avec l’alcool. Une étude comparée des systèmes d’accueil et d’accompagnement des populations concernées par les addictions serait édifiante.

 

  • Un des thèmes centraux de « l’œuvre sans auteur » est relatif à l’Art. L’histoire commence par la visite guidée d’une exposition sur « l’art dégénéré » selon les critères du régime nazi. Au-delà du débat entre le figuratif et l’abstrait, se pose la question de l’inspiration des artistes. Leurs talents doivent-ils être mis au service des causes jugées dignes d’être traitées de la sorte, au nom d’une culture d’État ou des valeurs nationales, ou doivent-elle être l’expression du monde intérieur de l’artiste, pour favoriser la rencontre avec la sensibilité et la capacité imaginaire du public ? Autre question soulevée par l’œuvre artistique, dès qu’elle s’éloigne de l’observé, quelle part de l’inconscient structure l’œuvre et quels sont les messages transmis ? Dans le cas de Kurt, longtemps en difficulté et insatisfait devant les portraits et les fresques de commande, l’inspiration et son propre style se font jour lorsqu’il met en acte des éléments-clés de son enfance et notamment la disparition tragique de sa tante Elisabeth qui sut, sur bien des plans, avoir une influence déterminante sur le petit garçon qu’il était.

 

  • Selon ses propres mots, Kurt tombe amoureux d’une jeune fille qui ressemble à sa tante. Le choix d’évidence qu’il fait évoque le « Demain est écrit », de Pierre Bayard. Son choix amoureux peut évoquer une cristallisation stendhalienne d’un modèle enfoui dans l’inconscient. L’ironie de l’histoire fait que cette jeune femme n’est autre que la fille unique du médecin assassin, le professeur Seeband. Kurt devra plus ou moins cohabiter avec ce monstre sans scrupule, jusqu’à ce qu’un effort de créativité marque la fin de l’imposture pour le gynécologue.

En dépit de sa longueur, ce film est à voir et à revoir aussi bien pour la qualité de la réalisation que pour les questions qu’il soulève. Face au rouleau compresseur totalitaire, il oppose, certes, la prudence et le courage mais aussi l’amour de Kurt pour Ellie, sa femme, et l’amitié, telle qu’elle est vécue par les jeunes artistes de Düsseldorf.