Éric Chauvier

Allia, 2014

120 pages

 6€50

 

 

Les éditions Allia propose des petits livres d’inspiration philosophique. « Les mots sans les choses » d’Éric Chauvier nous donnent l’opportunité de nous familiariser avec la réflexion de Ludwig Wittgenstein (1889-1951), actualisée par l’auteur. Pour Wittgenstein le langage rend difficilement compte de la complexité du réel. Il reflète la façon dont le réel est rendu.

Dans son introduction, Éric Chauvier souligne la diversité des champs lexicaux employés pour rendre compte du réel. Les partis-pris politiques privilégient certains mots. Ils excluent d’autres mots décrivant les mêmes phénomènes, à partir des grilles de lectures différentes.

Des créateurs de disciplines comme Freud ou Durkheim ont redouté, à juste titre, la vulgarisation de leurs concepts. Il manque à la plupart de ceux qui prennent la parole l’expérience concrète de leurs sujets de discussion : « De quoi parlons-nous au juste si ce ne sont de sources de seconde main, glanées dans des médias de masse ? ». « Parler précisément est un acte politique fondateur ». La psychopathologie du langage est habituelle, envahissante. Le fait de dire vaut pour savoir. Éric Chauvier relate son expérience douloureuse des forums sociaux. Il a eu l’impression « d’évoluer au milieu d’une assemblée d’armures vides ». Il s’en prend à des expressions élégantes propres à notre modernité telle que « ville-monde ». Elles aident à se penser comme un citoyen mondialisé, qui « réseaute » à grande échelle. Le langage véhicule des formules qui ne veulent rien dire. Il y a loin entre le mot et l’expérience de celui qui l’énonce.

L’auteur pointe l’influence « des assureurs et des avocats » qui soumettent les cliniciens à une « obligation de prudence », à l’origine d’un déficit de dialogue avec leurs patients. La crainte du risque aboutit à intégrer un message : « Ne pas faire de vague ». Face à un problème de santé publique la recherche des cofacteurs qui président à la situation est purement et simplement escamotée. Ce qui dérange la doctrine officielle est supprimé.

Les sciences sociales n’ont pas évité le piège de la dissociation entre le discours savant et les réalités telles qu’elles se vivent. Pierre Bourdieu s’est efforcé, avec quelques autres, de rapprocher les sciences sociales de la vie ordinaire. Notre sociologue a pointé « le confinement insonorisé d’une élite savante ». Chauvier précise cependant que « l’impression de précision ne fait pas la précision ». Michel Foucault a montré que le monde social était réductible à des régimes de discours. Foucault a écrit sur les marges (sexualité, santé mentale, vie carcérale) sans faire explicitement lien avec « l’histoire de sa vie à la marge ». Chauvier consacre un chapitre à évoquer les « cares studies » de deux universitaires, Joan Tronto et Carole Gilligan, qui proposèrent de développer la solidarité et l’empathie pour apporter des réponses concrètes aux besoins des autres. Comme le souligne l’auteur, la théorie du « care » relève de la « pure injonction éthique », dans la mesure où le contexte économique et politique est évacué.

Le discours politique s’est nourri de belles paroles, en évacuant les tensions qui traversent la société. L’auteur souligne les méthodes « d’envoûtement culturel » préconisé par les conseillers du prince. Les gouvernants se sont habitués à asséner « le vide, alors que les personnes réellement concernées gardaient le silence ». Une « géographie des discriminations » s’est développée exaltant les « minorités visibles » avec comme effet la prouesse de changer « les représentations de la démocratie en occident ». Il en résulte une langue de bois qui rend impossible de faire comprendre le réel et d’agir utilement sur lui.

La « violence symbolique » des dominants n’a rien d’une nouveauté. L’inquiétude vient du déphasage croissant entre le discours autorisé et les réalités, de l’installation d’une schizophrénie bavarde. À notre modeste échelle, nous nous sommes toujours efforcés de développer la logique inverse. L’observation a précédé l’interprétation. Celle-ci, au contact des réalités, a pu évoluer sans que, pour autant, le bébé des concepts soit jeté avec l’eau du bain événementiel.