lundi 21 mai 2012

Le pont de l’Ascension m’a donné le temps d’entamer la lecture de « Qu’est-ce que le pragmatisme ? » de Jean-Pierre Cometti (Folio essais), 2010. L’ennui qui me gagne au fil des pages est inversement proportionnel à l’intérêt que j’ai pour ce terme. Aussi, je le propose à la réflexion du groupe car je suis persuadé qu’il s’agit d’un outil très précieux pour les personnes en difficulté avec l’alcool. J’aurais dû me méfier pour ce livre dans la mesure où il comporte 70 pages de références pour 320 pages de texte qui servent, pour l’essentiel, à énoncer les assertions des uns et des autres. C’est une des formes du pouvoir intellectuel des élites, et qui témoigne de leur médiocrité : préférer l’exégèse et la compilation de documents passés ou récents à sa pensée propre.

Qu’est-ce donc que le pragmatisme ?

Le pragmatisme est une attitude de l’esprit qui commence à faire place à ses désirs propres, à les extirper de la bouillie des désirs ordinaires proposés au consommateur contre de l’argent, à partir de catalogues, de spots publicitaires, de revues mettant en valeur ce qu’il voudrait être et ce qu’il faudrait avoir. La question du désir propre est centrale en alcoologie. Toute personne alcoolo-dépendante doit l’affronter. Dans la plupart des cas, son premier désir est de boire encore, comme tout le monde, ou, comme avant, quand les choses ne se passaient pas encore trop mal.

Dans ce temps consacré aux désirs, il est logique d’en examiner les fondements et le bien-fondé. Est-il normal, c’est-à-dire propre à l’ordre naturel, de penser qu’à boire, encore et toujours, de rechercher l’ivresse ou la modification de conscience ? La compulsion à boire de l’alcool n’appartient pas à l’ordre naturel. Elle est spécifique à l’espèce humaine.

Une démarche de soins réaliste et épicurienne consiste donc à faire le tri entre les désirs fondamentaux et légitimes, capables de prendre corps sans dommage, procurant satisfactions, plaisirs, épanouissements, et des désirs décevants, dérisoires et calamiteux par leurs conséquences.

Le pragmatisme fait appel à l’esprit d’observation, à l’expérience, à l’esprit critique. Il n’admet rien a priori pour vrai qui n’ait pas été vérifié par la preuve. En cela, il appartient à l’esprit scientifique. En alcoologie, la question de la relation à l’alcool, n’a rien d’idéologique. Elle est exclusivement pragmatique et scientifique. Si le sujet en est arrivé à un point où sa façon de boire est indiscutablement préjudiciable, il doit savoir écarter ses envies persistantes de boire et s'opposer poliment aux offres d'alcool et aux lieux communs qui accompagnement cette offre.

Le réel est d'un précieux concours pour nous guider, dès lors que nous écartons tout système de pensée et toute explication préétabli.

Nous avons à distinguer entre le réel et le vrai. Le réel est un mélange d’éléments qui échappent à notre volonté et d’éléments qui en découlent. Une des qualités propres à l’homme est de ne pas avoir subi la nature telle qu’elle est mais d’avoir essayé d’en prendre la mesure. Le vrai correspond à nos lectures du réel. La complexité du réel, ce qui nous réunit étant la complexité de la problématique alcoolique, comporte de très nombreuses vérités qui se complètent sans s’exclure : vérité de la génétique, de la neurobiologique, de la psychanalyse, des rapports sociaux etc. Le rapport à ces vérités est toujours subjectif. Chacun va avoir tendance à voir midi à sa porte : le généticien croire à la génétique, le psychanalyste à la psychogenèse qui elle-même s'appuie sur des grilles d'interprétations diverses, etc.

Le pragmatisme commence donc, de mon point de vue, par un travail sur ses désirs propres. Il y a beaucoup à faire quand est concerné par une dépendance aussi liberticide que l’alcoolisme (elle est liberticide pour soi mais aussi – ne jamais négliger ce point –  pour les autres).  Le pragmatisme se prolonge ensuite par l’observation, une observation la plus possible décontaminée des illusions et de la pression idéologique, de façon à essayer de distinguer entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas dans l’ordre de ses désirs. Après quoi, c’est le troisième temps du pragmatisme, il est temps de s’attaquer au réel par l’action, tout en tirant les leçons du résultat des actes posés pour changer la réalité dans le sens de la réalisation de ses désirs.

Le pragmatisme rejoint ainsi l’éthique, en la distinguant sans cesse de la position morale, définie comme l’ensemble des normes sociales opposables à l’action. Ainsi, on peut considérer son compte en banque comme l’expression la plus triviale de la morale ; Le pragmatisme appartient à l’individu mais il n’est pas individualiste. Il ne s’agit pas, en effet, d’imposer ses désirs sans tenir compte de leurs effets sur l’environnement humain et naturel.

Le pragmatisme reste donc d’essence philosophique et politique. Le pragmatisme n’a pas de valeur en lui-même. Il renvoie aux désirs, d’un côté, à l’éthique, de l’autre. Le pragmatisme proposé aux alcooliques en démarche de soins est de nature à faciliter leur épanouissement et leur sociabilité.

À quoi pourrait-on opposer le pragmatisme ? Au volontarisme, certainement, attitude qui consiste à croire que tout est possible avec de la volonté, sans même d’ailleurs s’interroger sur les ressorts de la volonté. Pire encore que le volontarisme, qui finit par prendre acte de la résistance du réel, la pire des  attitudes selon nous consiste à laisser les croyances se déchaîner sans preuve ni mesure. Le pragmatisme s’oppose donc aux idéologies sectaires, tout en ayant pour base des désirs et des convictions. Parmi ces convictions, il en est une : tout projet rencontre des résistances.

Le pragmatisme en alcoologie permet d’énoncer un certain nombre de vérités relatives que la réunion va s’attacher à mettre en exergue.