lundi 13 août 2012

J’essaie en ce moment de réfléchir à ce qu’il serait bon de proposer aux lecteurs à propos de l’hospitalisation brève en alcoologie (HBA, ou « stage »).

La semaine passée, nous avons discuté à partir d’une notion qui a paru rébarbative à la plupart : l’efficience. J’ai justifié l’utilité de ce mot, en disant que si nous ne savions pas nous en emparer, nous laisserions un argument de poids susceptible de préserver le présent et l’avenir de l’activité. La formule de Louis XV, « Après moi, le déluge », ne me convient pas.

Je m’efforce aujourd’hui d’aller au-delà de la fiche de présentation de l’ouvrage en me penchant sur la table des matières. Après avoir défini, en la distinguant, ce que nous entendions par « hospitalisation brève », l’avoir replacé dans la méthodologie générale de notre soin, en avoir précisé le contenu, les finalités et les retombées,  en avoir indiqué les axes d’évolution prioritaires et discuté le caractère exportable de tout ou partie de notre dispositif, un chapitre pré-conclusif m’est tombé sous le sens : « Pourquoi en sommes-nous encore là » ? Comment une innovation aussi manifestement efficiente, avec les progrès conceptuels et structurels qu’elle dessine, avec ce qu’elle représente comme potentiel de progrès social et de sursaut citoyen, peut-elle avoir été à ce point passée à la trappe ? Ce n’est pas faute d’avoir évalué et démarché, d’avoir écrit et publié

Si j’avais le cœur à rire, je ressusciterais le titre d’un film de Comencini, léger dans sa forme, mais vivant, joyeux et satirique : « Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas » ? ». Notre République pourrait s’approprier cette question : comment suis-je tombée si bas ?  J’ai repensé à Nicole Questiaux, remarquable femme politique, éphémère Ministre de la Santé et de la Solidarité après mai 1981, rapidement licenciée par Mitterrand à la suite d’une campagne médiatique courte mais intense l’attaquant pour une déclaration que je trouvais heureuse et très pertinente : « Pour la Santé, je ne compte pas » avait-elle dit de mémoire. Le nouveau Ministre voulait signifier à la technocratie montante qu’elle entendait faire prévaloir le politique, le social et les emplois utiles dans la Santé, comme source de cohésion et de solidarité active. Le Président de la République ne l’avait pas soutenue, induisant, sans en prendre conscience, une suite de « réformes » dans la Santé qui a abouti à la situation que nous connaissons aujourd’hui.

J’ai aligné sur une feuille de papier un certain nombre de raisons pour répondre à la question : « Pourquoi en sommes-nous encore là ? », fatigué de notre volontarisme sans relais politique et de notre surcharge permanente de travail.

  • J’ai inscrit, pour commencer, le choix du gouvernement Mauroy d’avoir préféré, dès 81, une redistribution keynésienne aux changements structurels possibles et nécessaires, y compris dans la réforme fiscale, alors même que la logique mondialiste réduisait en peau de chagrin ce qui pouvait être redistribué.
  • Je peux rapprocher de ce que je considère comme une faute politique lourde, le désintérêt des élites politiques pour la Santé, désaffection qui va dans le sens de l’acceptation implicite de l’effacement de « l’exception française », au bénéfice de la dérégulation libérale.
  • Il a résulté de cette évolution, une transformation profonde des solidarités qui fondaient le pacte républicain. Plus personne ne s’avise de nos jours de procéder à l’analyse de la lutte des classes en France et ailleurs. Les marxistes modernes, les élèves de Bourdieu, les sociologues ou les psychanalystes critiques, tels que Dejours ou Bayard, sont cloisonnés dans des cercles confidentiels pendant que l’insignifiance s’étale. Le front de classe au pouvoir est sous le contrôle des groupes financiers, qui ont leurs alliés dans tous les corps de métier, sans oublier les retraités les plus obscurs. Cette oligarchie a l’habileté perverse d’utiliser l’insécurité et la marginalisation sociale qu’elle provoque, par l’effet des « restructurations », pour mieux contrôler les peuples qu’elle anesthésie. Elle fait vivre ainsi une guerre civile larvée qui délite un peu plus le lien social.
  • L’Etat français semble paralysé, cloisonné, sclérosé, incapable de comprendre et de mettre en œuvre les innovations utiles. La Sécurité sociale est à son image. Elle est instrumentalisée par la logique libéral-bureaucratique. Les réformes successives n’ont fait que compliquer les vies professionnelles, réduisant le temps de soin au bénéfice du temps administratif par un facile jeu de transfert de charge, orchestré par la télétransmission. Les circulaires et les recommandations pleuvent émanant des experts de la Haute Autorité de Santé, de même que les rejets de dossiers-papiers à la moindre imperfection manuscrite. Le parcours de soin est d’autant plus détaillé que sa formalisation est virtuelle. Aucun médecin-conseil ne s’est jamais soucié de la stupidité et de la nocivité du parcours du soin pour la pathologie alcoolique. Personne n’a compris l’intérêt des génériques puisque la loi permettait déjà d’abaisser autoritairement le prix des médicaments après un temps d’amortissement négocié. En revanche, les déremboursements se multiplient, pénalisant les petits budgets. Les revenus des praticiens sont soumis à des « incitations », des primes à l’obéissance, qui les placent sous une tutelle normative, avec risque possible de sanction. Pour autant, les déserts médicaux s’étendent et certaines spécialités sont désertées, faute de reconnaissance quant à la pénibilité et au risque. C’est l’Etat français qui a laissé se développer le secteur II à honoraires libres, sans bourse délier, au détriment des mutuelles et, par conséquent, des entreprises et des adhérents, faisant ainsi plus aisément pression sur le secteur I, encourageant ainsi les consultations-éclairs et le découragement des professionnels.
  • La Sécurité sociale fait vivre la coupure entre les décideurs et les praticiens, en dépit de la bonne volonté de ses salariés. Elle ne fonctionne dans un sens vertical, de haut en bas. Elle se défie des acteurs de terrain à la façon dont les aristocrates se méfiaient du peuple à l’époque de la Révolution. Nos hauts-fonctionnaires et assimilés se complaisent dans leur monde clos et désespèrent un peu plus ceux qui s’obstinent à servir l’intérêt général, telle Maryvonne Wetsch, chef de service en psychiatrie, chargée de mission pendant deux ans à la Direction Générale de la Santé, qui a décrit sur le Net les insuffisances caricaturales qui se cachent derrière les certifications établies par l’Agence Régionale avant de démissionner de ses fonctions.
  • Nous sommes  bien placés, au sein de l’AREA, pour savoir que l’Agence Régionale a pu payer de fortes sommes (150000€) pour les activités alcoologiques fictives de deux cliniques privées lors du lancement des Missions d’Intérêt Général, alors même qu’elle nous ignorait et nous laissait dans la mouise. Depuis, nous bénéficions de petites attributions qui nous sont distribuées, contre de solides dossiers et justifications, deux ans après le vote du budget. .
  • Le soin psychique est en déshérence notoire. Rien n’a été créé, dans ce domaine, pour doter la filière praticienne des moyens répondant aux besoins, particulièrement en alcoologie. Les statistiques sont fausses car elles ne saisissent qu’une partie de la réalité, tout comme les milieux hospitaliers publics et les centres d’addictologie publics ne voient qu’une fraction minoritaire des alcooliques. L’espoir suscité par une molécule, le Baclofène en l’occurrence, a fait sortir de l’ombre d’innombrables personnes en difficulté avec l’alcool, qui s’interdisaient jusque-là de faire une démarche au grand jour, faute d’espoir.
  • Comme nous l’avait signifié, il y a déjà de nombreuses années, et de plusieurs manières, les représentants de l’Agence Régionale, les contrats d’objectifs et de moyens, finalité officielle des Missions d’Intérêt Général, se conçoivent qu’à partir des priorités décidées par le Ministère de la Santé. L’Agence peut valider les devoirs d’équipes sans leur donner les moyens exigés par les objectifs. Personne parmi les décideurs ne se soucie de créer des emplois, même indispensables ou précieux, tels que des vacations de psychologues, de sophrologues, de psychothérapeutes spécialisées ou de socio-esthéticienne, dans le champ de l’alcoologie praticienne ! Le mot d’ordre inavoué, ici comme ailleurs, est de généraliser l’Intérim et les contrats à durée déterminée ou, plus sûrement encore, de ne rien faire sauf de décourager.
  • Les milieux hospitalo-universitaires sont eux-mêmes trop sur la défensive pour faire autre chose que se débrouiller avec les moyens du bord et avec leurs propres systèmes de relations.  Chacun défend son service quand ce n’est pas sa seule carrière et fait ce qu’il peut face à l’Administration. Normal puisqu’il chacun est mis en concurrence, avec comme grilles de mesure la tarification à l’activité et la réduction des coûts. Dans ces conditions, le soin psychique a fort peu de chances de voir son utilité reconnue quand il concerne le secteur libéral, pourtant soumis lui aussi à la même mission de santé publique.
  • Ainsi, le soin psychique devient une source de revenus extérieure à la protection sociale reconnue. Les psychothérapeutes, plus ou moins autoproclamés, foisonnent. L’Etat a renoncé à entreprendre des validations personnalisées et des formations ouvertes pour ne pas avoir à les financer. Les promoteurs de nouvelles techniques se bousculent. Les spécialistes du « développement personnel » publient sans répit des livres formatés. Personne ne se soucie que, par temps de crise, le soin psychique, sous réserve de contrôle de fiabilité, devrait faire partie de l’offre sociale de base, au même titre que l’éducation qui se dégrade de façon similaire.
  • Des auteurs ont préconisés des approches intégratives, rapprochant des savoirs différents mais personne ne se soucie, apparemment, de ce que les groupes de parole, soumis à quelques référentiels de qualité, apportent comme solution pour la démarche intégrative. Peut-on sérieusement penser qu’un patient fasse le client simultané ou successif de plusieurs thérapeutes à honoraires libres pour intégrer lui-même la diversité des approches ?
  • Sur un autre plan, les appareils idéologiques sont au service du système dominant, dans la mesure où ils confortent la pensée magique. Si l’histoire de l’Eglise peut être analysée comme une suite de trahisons du discours fondateur, la montée des fanatismes montre bien l’effacement de l’esprit critique. La vogue des cultures bouddhistes accompagne le retrait de l’implication sociale, tout comme l’usage extensif des jeux vidéo et d’Internet, prolongeant l’emprise de la télévision.
  • Notre temps a suscité des transformations de la psychologie sociale. Les praticiens ont été confrontés à la montée des souffrances narcissiques, des organisations-limites de la personnalité, des troubles bipolaires et des structurations à dominante psychotique, amplifiée par l’extension des addictions, caricatures et débouchés d’une société sans repères ni sens, vouée à la consommation et à l’image. La société privilégie les mêmes défenses que celles présentées comme  pathologiques : le déni et le clivage, l’évitement et les apparences. Elle s’anesthésie avec constance.
  • L’affaiblissement de la structure familiale classique vouée à des décompositions/ recompositions successives n’a pas encore mis à mal les solidarités intergénérationnelles, ne serait-ce que pour des raisons sociétales et financières mais les pertes de sens sont déjà très présentes. On reste ensemble parce qu’on n’a pas d’autre solution. L’immaturité de nombreux couples hétérosexuels et le respect dû aux couples homosexuels créent un espace où l’éthique et le bon sens s’effacent Le laisser-faire donne un bel avenir aux familles d’accueil et aux vendeurs de sperme qui, tel le héros passablement déjanté de Starbuck, a la liberté, contre rétribution financière, de féconder des centaines d’utérus, au mépris de la consanguinité. Qu’inscrit-il au juste sur la déclaration de revenus ? Un bémol optimiste : il est possible désormais que deux femmes homosexuelles disposent de la semence d’un même numéro d’éprouvette, quitte à ce que tout ce petit monde, géniteur compris, réveillonne ensemble, autour des demi-frères ou sœurs. Happy birthday to you.
  • Les addictions accompagnent un hédonisme de crise, décadent et sans perspective. Elles accentuent la culture de l’immédiateté et de la toute-puissance. Elles suscitent en regard un compassionnel, avatar du moralisme. Les déviances sociales qu’elles déterminent ont suscité des réponses sociétales, par des centres d’addictologie fonctionnant selon la logique des dispensaires. Le néo-positivisme nord-américain centré sur les questionnaires standardisés et les publications à bibliographie démesurée efface les approches cliniques et intégratives, la culture psychanalytique, systémique, philosophique et, bien évidemment, sociologique et politique.

Voici les réponses et commentaires qui me sont venus. Sortirons-nous de l’impasse ? Que faire de plus que ce que nous faisons ? Peut-être devrions-nous en faire moins ?

Au moins, les alcooliques en démarche de soin ont-ils conscience des aliénations et des pressions dont ils sont l’objet et parfois les acteurs ?

Sont-ils disponibles à être solidaires, pour participer concrètement à une résistance créative ?

Qu’avons-nous à entreprendre et à sauvegarder en priorité dans cette tourmente ?