lundi 23 janvier 2012

Vendredi, j’ai eu un échange productif et détendu avec le Professeur Henri Sztulman qui, à deux reprises, a déjà accepté d’être discutant pour nos journées d’alcoologie. Nous avons, entre autres, convenu d’un livre pour Bacchus à trois mains, la mienne, centrée sur la relation à l’alcool, la sienne sur l’avidité, et celle de Gérard Ostermann sur la honte. L’objectif est de faire des livres clairs, fouillés, accessibles, à prix abordables. J’ai proposé à Henri Sztulman, à propos des vignettes cliniques de recouvrir à notre travail en groupe. Ces références sont indispensables pour illustrer un propos destiné aussi bien aux soignants qu’aux personnes directement concernées. L’AREA jouera ainsi sa fonction d’intellectuel collectif au service de la réflexion clinique. Nous fournirons des extraits à anonymat renforcé à nos amis auteurs. Chaque auteur de Bacchus pourra s’abreuver de la parole du groupe, ce qui contribuerait au style de la collection.

Les stagiaires de la semaine et chaque participant s’efforcera de préciser cette raison d’être du soin chez un sujet dépendant de l’alcool : l’abstinence épicurienne.

Avec les stagiaires 

Le rapprochement des deux mots étant surprenant, je me suis risqué à une explication de contexte.

L’abstinence, comme chacun sait, est un mot que je déteste encore plus que les alcooliques. Son relent castrateur et puritain n’est pas engageant. En même temps, il désigne un fait : un sujet alcoolique ne doit plus « picoler du tout, du tout », pour reprendre une expression entendue et retranscrite. La mémoire neurobiologique reste une réalité après des années de dépendance.

Le sujet abstinent s’abstient de boire de l’alcool et il s’en tient, par précaution,  à l’alcool cuisiné pour des plats à viande ou à poisson, au vinaigre de la salade et à l’eau de Lavande. Il peut tester le vin qu’il offre à ses invités.

Certains comptent les jours sans. C’est leur droit. Rien n’est jamais vraiment acquis pour l’alcool, à moins de disposer d’une structuration psychique devenue solide, car débarrassée de la tutelle alcoolique, et par le travail d’élaboration psychique consécutif à la démarche de soin. Nous donnons un an d’accompagnement par l’adhésion à l’AREA mais il faut savoir qu’au moins 5 ans d’investissement sont nécessaires. En fait, le sujet dépendant a besoin d’un travail sur soi de durée indéterminée. Dans la vraie vie, il est souvent négligé et d’ampleur insuffisante.

Ces insuffisances de l’élaboration psychique, plus encore que les événements de vie, expliquent l’extrême banalité des reprises d’alcool. Elles peuvent intervenir à la sortie de l’établissement, quelques jours ou semaines après. Certaines correspondent à la mise en place de l’abstinence : le pied a du mal à se conformer à la chaussure. Plus à distance, la reprise d’alcool correspond à l’illusion que la consommation contrôlée est désormais devenue possible. Elle l’est, dans certaines configurations psychiques, le temps du retour de la dépendance ou des phénomènes compulsifs : quelques mois au mieux. Quand le phénomène de pensées d’alcool est devenu anecdotique ou absent, il est grave et pernicieux de proposer à un « malade alcoolique » un projet de consommation contrôlée. Il ne faut pas négliger que de nombreux alcooliques gèrent, d’une certaine manière, leur dépendance, en étant des buveurs de fin de semaine et du soir. Ils gèrent mais ils sont moins efficaces et les dégâts collatéraux s’accentuent à tous niveaux. La consommation contrôlée devrait pour l’alcoolique cesser d’être une question intéressante. Proposer la consommation contrôlée comme menu thérapeutique relève de la « double peine ». Non seulement, ce projet se révèle illusoire et destructeur dans une majorité écrasante de cas, mais il interdit à l’alcoolique, en retournant les sens du symptôme, de connaître enfin une vie nouvelle, qui lui ressemble.

L’abstinence épicurienne se distingue radicalement de l’abstinence d’objectif (permis, grossesse, période religieuse), de l’abstinence de nécessité (risque vital), de l’abstinence d’étayage (par la présence d’un proche). Elle repose sur la compréhension et la maitrise des clés proposées pour « sortir de l’alcool ». Les clés peuvent se prêter à un travail de réflexion et d’affinement indéfini. A la dimension philosophique s’ajoute un impératif de résistance critique et créative. L’abstinence épicurienne intègre la dimension d’altérité. Aucun « sage », ce qu’est l’alcoologue épicurien,  ne peut se contenter du monde tel qu’il est.