11-09-2017

Léon est en retard. Aura-t-il oublié sa consultation une fois encore ? Il arrive, alors que je ne l’attends plus. Il s’installe, avec précaution. Léon a été directeur d’une agence mutualiste. En dépit de sa bonhomie apparente, il a plusieurs procès en cours, interminables, avec ses employeurs et une de ses anciennes épouses. Je le connais depuis plus de trois ans. Il boit toujours. D’emblée, le diagnostic de cirrhose alcoolique avait été posé. Il est en surcharge pondérale. L’état de ses artères exige un anticoagulant car, bien entendu, il a beaucoup fumé. Je regarde son visage, habituellement habillé d’un sourire triste. Sa pâleur m’impressionne. « Avez-vous eu des selles noires ? » ; « J’ai eu de la diarrhée » ; « Faites de selles noires ? ». Il me répond affirmativement. Je prescrits une prise de sang détaillée. Je téléphone à la collègue gastro-entérologue, avec laquelle je travaille et qui présentement consulte. Je renouvelle rapidement son ordonnance. L’entretien est terminé. Léon a la priorité, en tant que corps.

Il est notoire que les alcooliques s’ignorent en tant que corps. Léon sait parfaitement qu’il a un foie de cirrhose. Il a pu considérer les gros nodules de son foie sur le scanner, peu après sa première consultation. Ce constat ne lui a fait ni chaud ni froid. La perspective de sa mort ne semble nullement l’émouvoir. Gentil et observateur des affaires publiques, membre d’une loge maçonnique, il donne l’occasion d’échanges agréables. Mais pour ce qui est de son corps et de son avenir, il faut reconnaitre que Léon ne se sent pas réellement concerné. Il peut évoquer, selon les consultations, la perspective de vivre sa retraite tantôt en Espagne, tantôt au Portugal, car la vie y est moins chère et le quotidien plus paisible. Il a repéré à bonne distance les loges qu’il pourrait fréquenter, et, pendant ce temps là, son foie poursuit sa lente et indolore destruction. Léon me donne l’occasion de réfléchir à bien des choses. Au statut de l’alcoologue en premier lieu. Un psychiatre de pure obédience n’aurait peut-être pas porté attention à l’inhabituelle pâleur. Il aurait probablement été question de sa dépression et de l’avancée de ses procès, …en Appel en Cassation. Je l’aurais questionné sur l’état de la vente de sa grande maison de maître familiale, dont il n’occupe aujourd’hui que trois pièces avec son nouveau chien. Plus d’une fois, sa maison a été sur le point d’être vendue. Chaque fois, au dernier moment, il a mis fin à la transaction. Il s’est retrouvé de nouveau seul dans la grande bâtisse, habitée par les souvenirs, qui nourrissent probablement sa tristesse. Léon a des enfants, des amis de loge, de bonnes relations avec sa première épouse. Il n’empêche. Il boit. Il s’en va tout doucement vers le bout de son chemin, comme résigné. Je me demande quelle mort qu’il est entrain de revivre comme par anticipation. La notion « d’entretien motivationnel » me revient dans sa prétention dogmatique. Je suis confronté depuis tout ce moment à mon incapacité d’aider Léon à donner plus de sens à sa vie qu’il ne lui accorde et, subséquemment, de prendre soin de son corps. Après tout, qui a raison ? Ferai-je le reproche à ce tout nouveau sexagénaire de se contenter de partir avant l’âge statistique ? Il raccourcira son hiver. Son choix implicite est sans doute nettement plus épicurien que de finir en EPAD.

J’associe bien naturellement le groupe à la réflexion de recomposition des clés. J’avais eu un peu de mal à m’attarder sur la clé du corps. Plusieurs volets méritent une discussion approfondie.

Je propose quelques pistes au groupe.

Ma première patiente de la matinée a fait état d’une prise de bière la veille de sa reprise du travail – correctement réaménagé, après un épisode prolongé de saturation, de ‘‘burn out’’, principalement lié aux phénomènes répétitifs et à l’obligation de renouveler constamment sa disponibilité pour les clients. J’ai évoqué l’utilité de revoir l’espace de déambulation d’elle-même et de son conjoint. Les vacances fournissent une bonne échappatoire pour ceux qui peuvent en prendre mais le retour fait retrouver tout ce qui les rendait désirables. L’ambiance professionnelle retentit également sur l’humeur du conjoint et le plus réaliste est d’envisager les périodes du travail contraint sur le mode du temps choisi, avec des moments pour soi et d’autres moments pour le couple.

Cette reprise ponctuelle (la patiente est sous antidépresseur depuis très longtemps, et sous Espéral, ce qui a limité la reprise de consommation à une seule bière) donne l’occasion de ne pas sous-estimer la mémoire du corps et la nécessité de disposer de contre-feux, ne serait que par le biais de consultations espacées, comme c’est le cas pour elle.

Un autre volet non exploré dans la précédente édition se situe dans la présentation de l’enveloppe corporelle, avec les vêtements et ce qu’ils véhiculent comme signes distinctifs ou de rattachement, et avec les inscriptions tatouées sur la peau, sans oublier les piercings. Cela n’est pas sans renvoyer aux auto-scarifications si fréquentes pour les personnes souffrant d’addiction.

Pour faire la synthèse entre corps et esprit, nous pouvons évoquer les espaces spatiaux-temporels de chacun, un peu sur le mode de la déambulation des ours ou des oiseaux. Ils sont nécessaires à notre santé mentale et physique.

L’espace temporel, comme le territoire fréquenté, s’accommode mal des sollicitations permanentes. Il a besoin aussi de tranquillité. C’est ce que n’ont pas encore compris ceux qui se laissent accaparer ou envahir par les engins numérisés, dans les espaces publics et privés. La conséquence est une dérive vers la coupure avec les liens réels, un repli ou une désorganisation schizophrénique.

Si on admet une distinction entre la pensée et le corps anatomique, quel est aujourd’hui votre relation à votre corps ? Est-elle attentive, bienveillante, ou, au contraire, agissez-vous si votre corps était un support négligeable ?

Avez-vous la sensation d’une certaine harmonie entre vous, en tant que personne, et vos ‘‘territoires de déambulation’’ ? Disposez-vous d’espaces où vous pouvez retrouver une forme d’harmonie et de bonnes énergies ?