Lundi 18 Décembre 2017

Souvenir d’un dimanche des années 50. Mon père avait embarqué une partie de notre famille, avec grands-mères, cousins et cousines, dans un des camions de son atelier de métallurgie. Nous avions passé une journée de rêve dans une des criques de Canastel, près de la ville où je suis né. Un des ouvriers de mon père avait récolté une provision d’oursins décrochés des roches immergées, à l’aide d’une longue pince faite maison, terminée par une double crochet courbe dans sa main droite, alors que sa main gauche promenait lentement un bac de verre grossissant pour le repérage. Mon père cisaillait à mesure chaque coque épineuse avec une tenaille conçue pour l’opération. Il rinçait promptement la chair étoilée dans l’eau de mer avant de la poser dans un plateau tenu par un des enfants. La matinée s’était poursuivie par une pêche aux maquereaux ou « mulets ». Il suffisait de lancer une ligne à double leurre pour les ramener et les déposer frétillants dans des seaux flottants, attachés à nos jambes enfoncées jusqu’aux genoux dans l’eau rafraichissante. Nos pieds étaient protégés des aspérités des rochers par des sandales de plastique blanches. Attiré par cet autre leurre, un poulpe de bonne taille avait fondu sur le bas d’une de mes jambes, l’enserrant de ses tentacules. Mon père, d’un geste sec, avait alors retourné la poche constituant le corps du « monstre » pour délivrer non sans mal ma cheville de l’emprise. Plus tard encore, après la baignade et la paella aux poissons, préparée au feu de bois par les grands-mères, la troupe s’en était retournée. Un autre groupe plus restreint s’apprêtait à partir. Nous chantions à tue-tête, à l’arrière du camion Hotchkiss. Nous avions continué à chanter quand nous sommes passés au-dessous d’un militaire à l’uniforme bariolé, muni d’un fusil-mitrailleur, qui descendait précautionneusement une forte pente bordant la route pierreuse. Peut-être lui avons-nous fait un joyeux signe de la main ? Nous avons su le lendemain qu’il s’agissait d’un soldat de l’armée de Libération. Il était à la bonne hauteur quelques minutes plus tard pour arroser mortellement de sa kalachnikov les derniers partants.

Mon père avait la carrure de Burt Lancaster et la même difficulté à exprimer ses sentiments que le sergent Warden, de Tant qu’il y aura des hommes. Il ne fit aucun commentaire en ma présence sur cet « événement ». Il n’a jamais rien dit de pour ou de contre pendant ces années de guerre terroriste. Plus tard, juste avant de céder le petit atelier montpelliérain qui lui avait permis d’atteindre l’âge de la retraite, toujours sans commentaire, il avait forgé et installé de ses mains les rampes d’escalier de ma maison et de ce qui deviendra encore plus tard le C3A. Et c’est ainsi que j’ai chaque jour en mémoire l’homme qui me délivra des ventouses gluantes.

C’est, pour une bonne part, la crainte d’une autre pieuvre qui a justifié la réécriture des clés, celle qui enserre nos vies, par le biais du numérique aux multiples effets.

 

L’emprise, l’aliénation et le ressaisissement

Le récit qui figurera dans l’ouvrage comme équivalent « d’atelier d’écriture » fait référence à la description terrifiante et quelque peu boursouflée de la pieuvre dans « Les travailleurs de la mer » de Victor Hugo.

Il ne s’agit pas pour cette séance de décrire la mainmise de la finance mondiale sur l’économie et l’écologie planétaire ni même celle de l’emprise de la bureaucratie formidablement amplifiée par la virtualisation des relations humaines.

Le propos de la séance est de réfléchir à ce qui, dans chacune de nos vies personnelles, peut faire reculer les emprises qui aliènent nos capacités d’initiative, de vraies rencontres et d’épanouissement, aujourd’hui.

Au-delà de la dictature d’une addiction à la Soumission exigée par le système actuel, à l’origine d’une double aliénation, comment penser l’individu post-numérique et post-addiction. ?

Comment être dans ce monde, en n’étant pas de ce monde ?