Lundi 6 Mai 2019

Correspondance

Bonjour Docteur Gomez, 

J’espère que vous allez bien, 

Je suis en train de finaliser la partie théorique de ma thèse et je rédige actuellement le dernier chapitre qui fait le lien entre addiction à l’alcool et résilience. J’ai émis l’hypothèse que la période de l’addiction correspond à un processus de DÉSILIENCE (repartir négativement) qui est une forme régressive de la résilience. C’est un thème abordé succinctement par Pourtois et al (2012) dans son ouvrage « Les ressources de la résilience ». J’essaye de le redéfinir plus en détail et je voudrai l’étayer par un film, donc j’ai pensé à ‘‘FLIGHT’’ mais j’hésite… Qu’en pensez-vous ? Ou peut-être pourriez-vous me conseiller d’autres films comme référence … 

Pourtois et al (2012) définissent la désilience comme « un processus à travers lequel le sujet construit un néo-développement en renonçant, volontairement ou non, à toute perspective d’épanouissement psychosociale positif ». Et ils ajoutent que « dans un itinéraire désilient, l’individu ne vit plus les liens sociaux comme des opportunités mais il les subit au contraire comme autant de contraintes qui pèsent sur son développement. Tout se passe comme si la réorientation du cheminement identitaire que le sujet réalise au-delà de l’épisode traumatique induisait chez lui un processus de déliaison psychosociale. La perception d’une aliénation vécue comme inévitable, se manifeste alors sur le plan personnel par un sentiment lancinant de désespérance, tandis que, sur le plan du développement social, les voies nouvelles empruntées par l’individu l’amènent le plus souvent à concevoir toute relation humaine sur le mode de l’assujettissement ou de la soumission ». Autrement dit, la désilience est un processus qui permet au sujet - face à l’adversité - de marquer un néo-développement aliénatoire à travers l’adoption des conduites autodestructrices. (Addictions, violences, etc…) ».

HG : La question que je me pose, au-delà de l’exactitude descriptive, est celle de l’interprétation du phénomène de désadaptation sociale. Tout d’abord, je dois dire que j’ai observé ce phénomène chez des personnes qui avaient suspendu toute conduite addictive. Le phénomène est, certes, porté par une personne. Mais quelles sont ses significations ?

Nous pouvons certes considérer l’addiction comme un phénomène adaptatif dont l’usage avec le temps se révèle de plus en plus couteux au point qu’à un moment les effets ‘‘positifs’’ s’épuisent. A la période de dépendance alcoolique manifeste, l’illusion s’efface. La personne est en perdition. Elle ne peut plus assurer de relation affective satisfaisante avec son entourage. Elle décroche plus ou moins visiblement avec l’environnement professionnel et social. Elle vit un état de psychose parfois intermittent – le soir et les week-ends plutôt que le matin ou en semaine – parfois dissocié – elle reste alors opérationnelle professionnellement alors qu’elle est devenue une charge dans la sphère privée.

La désilience me semble en relation avec l’hypermodernité. Les métiers sont moins structurants que par le passé. Le paraître l’emporte sur la raison critique et le bon sens. Les liens affectifs sont devenus instables. De plus en plus de sujets se trouvent en incapacité de s’adapter. Pour quelques-uns, la difficulté ou l’impossibilité de s’adapter aboutissent à un refus conscient et déterminé de s’adapter à un monde qu’ils jugent faux, artificiel, stupide, violent, porteur de valeurs qu’ils rejettent. La désilience est ainsi, pour beaucoup, un symptôme majeur du malaise de la civilisation post-moderne.

Comme soignants, nous avons le devoir d’apporter à ces patients un soutien empathique, une congruence à la Carl Rogers, en les aidant à créer une néo-résilience sur les axes que je propose dans « Vivre après l’alcool ». Le refus peut également prendre une dimension citoyenne. En soi, il est politique.

Le choix de Flight ? Le narcissisme peut aussi évoluer en désilience, surtout quand le sujet perd, du fait de l’alcool, un rapport au réel satisfaisant. La fin du film – la prison et le repentir –, outre la niaiserie culturelle typiquement nord-américaine qu’elle véhicule, illustre une forme de désilience. La prison réduit le personnage à un numéro de cellule gagné par les bons sentiments. À comparer avec Sully, le héros d’un amerrissage sans victime dans la baie d’Hudson.

Nombre de patients alcooliques ou addictés trouvent une forme d’équilibre dans un univers pauvre en lien social. Notre groupe de parole « intégratif » que j’ai appelé « groupe-orchestre », dans un article publié en mars dans Santé Mentale, fait partie des outils de néo-résilience, compatible avec un minimum de liens sociaux.

Par ailleurs, voici ce que j’ai répondu « au débotté » lors d’une question sur la désilience, le soir de notre conférence débat :

« La désilience, c’est la résilience à l’envers. La personne résiliente repart de l’avant, elle se relève, après un traumatisme ou une série de traumatismes. La personne désiliente suit le chemin inverse. Elle se retire de la Société. Elle choisit le repli et systématise l’évitement. Certains verront dans ce processus une anomalie à corriger. Ce n’est pas ma position. Dans le monde inégalitaire et injuste où nous vivons, la désilience peut constituer un phénomène adaptatif intelligent. La personne n’a jamais adhéré à l’idéologie du compétiteur. Elle n’a pas estimé acceptable de marcher sur le ventre des autres pour réussir. Son éthique est différente. Elle a compris la règle du jeu et elle la refuse. Elle peut être tentée par le suicide, solution suggérée par un monde où les humains sont ‘‘en trop’’. Avec l’accompagnement, elle peut décider de vivre avec les moyens dont elle dispose. Elle se rapproche alors du cynisme philosophique, du dépouillement qui libère. »

Êtes-vous résilient ? Êtes-vous désilient ?