Lundi 27 Mai 2019

L’acceptation fait partie du vocabulaire stoïcien. Il est employé, entre autres, pour la dépendance alcoolique. Une fois installée, le retour en arrière vers la consommation modérée ou maitrisée n’est plus possible, pas plus qu’il existe une machine à remonter le temps. Les exceptions ne sont pas la règle. La relation à l’alcool du dépendant est une histoire d’amour qui finit mal, excepté si l’on change le scenario, en écartant le « produit ».

Dès lors, sur quoi faire porter l’acceptation ? Sur la perte de capacité qui s’est installée. Une mise en repos prolongée du réflexe compulsif supprime-t-il le comportement pavlovien ? D’innombrables réinstallations de la dépendance, insidieuses, rapides ou brutales, démontrent le contraire. Sauf exceptions qui excluent précisément ceux qui en rêvent.

La preuve en est d’abord d’ordre collectif : d’autres ont essayé et ont échoué. La preuve peut, évidemment, être personnelle, avec un coût plus ou moins élevé, en termes de difficulté à retrouver l’état d’indifférence antérieur mais également pour ce qui est des regards environnants, prompts à être de nouveau dans le jugement, la condescendance, la pitié, ou le rejet, sans s’étendre sur les pertes concrètes rattachées à la reprise de la dépendance.

L’acceptation individuelle est plus facile quand le comportement à éviter est devenu un fait de culture, un nouvel ‘‘habitus’’. Ainsi le tabagisme n’est-il plus socialement valorisé. Les fumeurs ne sont pas loin de passer pour des attardés. Les bénéfices secondaires sont vérifiables pour le porte-monnaie, la respiration, l’odeur et le goût, la santé corporelle. Cesser de fumer est un pas de côté politique face à la logique de consommation. Les industriels du tabac ? Qu’ils crèvent ou qu’ils se résignent à produire des cigarettes de nocivité négligeable.

Ce raisonnement pourrait être étendu à l’ensemble de l’offre addictive et de ses marchands. Certains et non des moindres souhaitent que les producteurs et commerçants rattachés à cette production vivent ? Qu’ils crèvent, comme fournisseurs, évidemment ! Si les dealers n’avaient pas de clients, ils se reconvertiraient.

Le corps médical lui-même devrait donner l’exemple en cessant d’aligner somnifères, anxiolytiques et antidépresseurs sur ses ordonnances. Cette remarque quant aux clients des dealers soulève une question juridique : ne sont-ils pas responsables de leur consommation pour des produits « librement » expérimentés. Pourquoi ne pas les pénaliser financièrement, au prix fort, comme pour des infractions automobiles ?

L’acceptation laisse une alternative : se soumettre ou se démettre. Mon acceptation fait elle intervenir un accord profond, relève-t-elle d’une transaction équitable ou correspond-t-elle à une soumission, à une reddition, ou même à un reniement ? Si j’accepte, quelles sont les conséquences de mon acceptation ? Et qu’en est-il de mon refus ?

Le terme en lui-même est vide de sens s’il n’est pas rattaché à un objet, à une situation. Nous sommes souvent entrainés dans un processus d’acceptation insensible que nous ne contrôlons pas, dont nous nous n’avons pas clairement conscience. Cela se vérifie dans une relation perverse. La concession est minime au début, anodine encore un temps, non sans susciter un malaise, jusqu’à ce que l’inacceptable se manifeste, alors que le retour en arrière est difficile, qu’est survenu de l’irréparable. Il en est de même des processus totalitaires. L’emprise est graduelle jusqu’à ce que l’étau se referme.

 À la phase de séduction succède le durcissement : il faut en passer par là. Les nouvelles technologies fonctionnent sur ce mode. À un moment, il n’y a plus d’autre alternative que de soumettre, à moins de s’adapter encore et toujours, dans sa vie personnelle, relationnelle et sociale, s’adapter jusqu’à se perdre dans un état compulsif où les gestes, les émotions se répètent, où les capacités d’attention sont capturées. C’est ainsi que l’homo sapiens, avec toutes ses imperfections, peut se muer en homo addictus, conditionnable et prévisible, un simili-robot.

Le formatage de la pensée a toujours existé, tout comme les manipulations d’opinion. Il a rencontré, certes, de belles résistances et des grands esprits l’ont combattu. L’Homme a besoin de certitudes. Il a besoin de se rassurer. Il est donc enclin à adopter des croyances, des kits de comportements, à suivre des rails. Là où la foule se dirige, là doit être la Vérité, dans les pays lointains, les sports d’hiver et les sports d’été, pour ceux qui en ont les moyens et même pour ceux qui en manquent ! Et si, maintenant, l’avenir est de vivre devant un écran, alors chacun doit s’y mettre. Nous n’avons pas une minute à perdre. L’information est là pour nous occuper, nous faire vibrer, nous indigner et même nous faire rire, si nous ne sommes pas trop regardants. Les appels à la bonté humanitaire et à la prévoyance – le forfait obsèques ! – alternent avec les annonces publicitaires déjantées. Et, à présent, un peu de musique ! Le CD vient de sortir.

Dans mon activité de groupe de parole, j’avais avancé, un jour, le thème des libertés résiduelles, ce qui avait dérangé une participante assidue du groupe. N’était-ce pas une façon négative de présenter les libertés que nous avons conquises et que nous savions tant bien que mal préserver ? Cette participante avait une conduite de vie en tout point admirable. Retraitée de l’enseignement, dans une maison à la campagne, elle cultivait au sens propre son jardin. J’avais pu découvrir ses alignements de tomates, de haricots verts, d’oignons, ses fraisiers et tant d’autres merveilles, longeant une prairie herbeuse fréquentée les matins brumeux et à l’approche de la nuit par les chevreuils. La paix alentour était le reflet de la paix qu’elle avait réussi à imposer par sa non-réactivité à un entourage prompt à verser dans l’agressivité ou les propos peu sensés.

De quelles libertés disposons-nous dans notre vie, comment pouvons-nous les faire vivre ? Comment peut-on mettre en jeu le phénomène de l’acceptation ?