06 Juin 2016
Henri Gomez, Yvan Lacombe, Area, Toulouse
Introduction
La relation d’aide en alcoologie et addictologie est entravée par de multiples pièges que les soignants doivent déjouer. L’un d’eux et non le moindre est celui des stéréotypes. Le patient arrive en consultation avec l’idée qu’il se fait de l’alcoolique, de ‘‘l’addict’’, du soin et de lui-même, avec les défenses que véhiculent ces représentations (1). La responsabilité du soignant est d’aider le patient à modifier le cadre de ces références en découvrant, peu à peu, la complexité de la problématique. Il explicite parallèlement d’autres axes de travail que ceux dictés par l’addiction. Il pose la relation de soin dans la perspective d’une alliance qui réclame l’implication de chaque partenaire et un cadre permettant la durée.
Les « ellipses du Moi » − rosace géométrique − contribuent avec d’autres supports de présentation ludique, à dépasser une conception de l’alcoologie centrée sur le produit et le comportement addictif, en instaurant un état d’esprit favorable à la réflexion. Le mot ellipse est dérivé du grec ελλειφις. Il signifie manque (éprouvé, à être), défaut (fondamental) (2). Il est bienvenu pour figurer la problématique alcoolique.
Les « Cercles de résilience » (3) inscrivent le soin dans la temporalité de l’alcool, puis du post-sevrage ou « sans alcool », qui devrait ouvrir − en dépit des réalcoolisations toujours possibles − au dépassement de la servitude (4) addictive, au « hors-alcool ». Les trois temps se déclinent en se confondant partiellement, même si les « ellipses du moi » dessinent d’emblée le champ d’un soin dégagé de la tutelle du « produit ». Avec les « cercles », elles constituent une promesse d’alliance durable, qui n’exclue pas l’impact d’interventions brèves – une phrase entendue au bon moment, une ou des rencontres, une hospitalisation de quelques jours −, pouvant aussi faire trace et modifier la trajectoire du patient.
Le sujet est ainsi incité à se détourner de l’objet-alcool plutôt que stagner dans des préoccupations exclusivement addictologiques, relatives aux quantités d’alcool ingérées, au contrôle ou à la réduction des consommations, à la gestion des rechutes et de leurs conséquences calamiteuses sur la vie familiale ou affective, le ‘‘travail’’ ou l’intégrité physique.
Chacune des ellipses préfigure un des axes du travail d’élaboration à accomplir pour prendre la mesure de ses conduites addictives. La rosace aide à comprendre l’utilité d’un accompagnement psy-alcoologique qu’il convient de rendre efficient. La figure présente deux caractéristiques du « Je », appelé « Moi » dans le langage courant, avec, d’une part, son statut psychosomatique, et d’autre part, la superposition partielle et les interactions de ses composantes.
Les ellipses convergent vers le Moi qu’elles constituent : le somatique, le fonctionnement mental de base, l’identitaire, l’affectif, le créatif, le laborieux, le culturel, le philosophique. Chaque configuration de patient donnera lieu à une déclinaison particulière.
Nous évoquerons successivement les constituants de la rosace, l’orientation générale qui l’inspire − « l’épicurisme pragmatique » −, ses usages en pratique clinique, l’influence des autres addictions, de la psychopathologie et de l’environnement. Nous soulignerons pour conclure qu’elle s’inscrit dans une préoccupation intégrative, éclectique et efficiente du soin.
1.Les ellipses du Moi ou la rosace des Moi
La rosace réunissant les huit ellipses est géométrique. Elle occupe l’espace, selon un principe d’équilibre formel. Le patient peut se l’approprier, pour définir ses priorités à un moment donné. Quitte à modifier la dimension de chacune des ellipses. La rosace permet de garder une vision d’ensemble.
Le Moi-somatique
Il est logique de commencer par le Moi-somatique. Un ‘‘état des lieux’’ s’impose chez l’addicté, orienté par l’âge et la nature des addictions. Le ‘‘moi somatique’’ correspond aussi bien aux représentations que nous avons de notre corps qu’à la réalité de celui-ci. La connaissance du corps, et notamment du fonctionnement du cerveau, fait partie de l’éducation alcoologique, à condition de délivrer des messages compréhensibles qui n’entretiennent pas l’illusion du déterminisme. Le déni et l’intellectualisation font négliger le corps, plus encore que l’ignorance de son fonctionnement. Il en est ainsi de la focalisation sur certaines constantes biologiques, telles que les γGT ou la CDT, qui inquiètent ou rassurent souvent à tort.
Dans l’évolution d’une addiction, l’apparition de manifestations somatiques est très fréquente, en une sorte d’homéostasie psychosomatique. De nombreuses psychothérapies ont posé le corps comme médiateur du bien-être. Le corps est un support de régulation et d’équilibre mental. Il est moyen de socialisation en dehors du dispositif du soin. Avec le respect de la physiologie du sommeil, compromise par les apnées nocturnes, les pratiques sportives de nature, les arts martiaux d’origine asiatique, la natation sont à recommander. L’effort physique a le triple avantage d’inciter à lever la dépendance tabagique, d’être une source de détente et de bien-être, d’améliorer l’image corporelle. Nul ne peut ignorer l’importance qu’il doit donner à son corps.
Le Moi-psychique (ou fonctionnement mental de base)
Le Moi-psychique, ou fonctionnement mental de base, concerne, au premier chef, la façon dont les émotions se vivent. Il comprend les troubles de l’humeur associés, à des degrés divers − anxiété, angoisse, mouvement dépressif, variations d’humeur plus ou moins gênantes −, l’immaturité, les troubles narcissiques, la psychopathologie des états-limites, les co-morbidités psychiatriques. C’est le domaine des prescriptions médicamenteuses mais aussi d’ateliers visant à mieux réguler les émotions, à améliorer la communication et à poser la vie relationnelle.
Dans la représentation psychanalytique – la seconde topique freudienne!(5) −, le Moi est une instance d’arbitrage entre les pulsions et les injonctions du Surmoi parental, générationnel ou sociétal. Il peut cohabiter avec un Moi-idéal, venu de l’enfance, sa ‘‘majesté-bébé’’, selon le mot de Freud, avec ce qu’elle véhicule de toute puissance infantile, et l’Idéal du Moi façonné au contact de l’environnement par les phénomènes d’identification.
Pour l’analyse transactionnelle(6), les Etats du Moi donnent un éclairage imagé, coexistant chez le même individu : enfant spontané, enfant rebelle, enfant adapté (pour ne pas dire normalisé), parent normatif, nourricier… Cette approche divertissante de l’observation psychologique a été détournée de sa finalité psychothérapeutique première pour servir le management des « ressources humaines » dans l’entreprise. Elle n’en est pas moins contributive.
Le Moi-affectif
Le Moi-affectif, intriqué avec le précédent, entre en résonance avec ce qui fait lien sensible à l’autre. Il ouvre sur l’éventail des sentiments. L’alcoolique se définit généralement comme un hypersensible, un émotif excessif. Il a besoin d’être aimé et reconnu. Il reste sensible au sentiment d’abandon d’où des attitudes oscillant entre le fusionnel et le repli, le collage et l’évitement. Le sujet fait problème à l’autre et l’autre lui fait problème, qu’il s’agisse du conjoint, des enfants, de l’employeur, de l’entourage professionnel et amical.... L’alcool est cause de délitement et de rupture de la relation affective.
L’accueil, l’écoute bienveillante, l’empathie, l’implication sont constitutives de la relation d’aide. Un impératif : s’accorder au rythme de progression du patient dans l’alliance, l’apprivoiser. L’expérience nous apprend à nous méfier du piège compassionnel, en repérant un positionnement victimaire, à faire la part des choses, en élargissant parfois l’éclairage par le vécu de tel ou tel proche.
La psychanalyse nous met en garde à l’égard des phénomènes de transfert et de contre-transferts. Leur existence pose la question de la supervision des soignants, des aidants et du groupe de parole comme médiateur du lien(7).
Le Moi-laborieux
Les personnes alcooliques ont la réputation d’être souvent travaillomanes, animées par une pensée opératoire. Cela étant, elles procrastinent aussi beaucoup et, une fois retirées du circuit d’une activité encadrée, elles déplorent leur passivité, reflet de l’absence d’envie, alors même que l’alcool ne joue plus comme explication. L’hyperactivité est plutôt le fait des personnalités bipolaires, quand elles sont dans le « up ».
Le Moi-laborieux doit être encouragé, soutenu, y compris par l’implication via l’association comme aidants, organisateurs et/ou visiteurs des hospitalisés.
Le Moi-créatif
La créativité fait appel à l’imagination aussi bien qu’aux habiletés manuelles, aux références symboliques et culturelles, à la pensée associative, à la sensibilité. Il y a de l'enfance dans la création : traces traumatiques, blessures, manques. Enfant préservé ou résilient. La créativité s’applique à tous les champs de l’activité humaine, de la plus à la moins rationnelle. Les personnes alcooliques rattachent longtemps la leur au divin breuvage, de la même façon qu’ils associent l’alcool à leurs meilleurs moments. Comme si la créativité se limitait à la levée d’inhibition ou aux distorsions cognitives. En fait, le plaisir recherché se rencontre habituellement au bout d’un effort patient et douloureux, dans les périodes de sobriété. La créativité est un pont entre le monde intérieur et l’altérité, l’expression du désir de représenter ou de transformer le réel, une manière de trouver de la tranquillité et de l’harmonie. Autrement, elle relève de l’activité occupationnelle.
La créativité aide à échapper à la répétition, à affronter le formatage, à refuser la soumission. Elle rime avec liberté. Elle peut s’exercer en dehors du cadre du soin. Les alcooliques doivent être encouragés à réfléchir sur leurs capacités à enchanter leur quotidien.
Le Moi-culturel
Le Moi-culturel est le produit des processus d’éducation, de transmission et d’apprentissage. Il est facilité par la curiosité intellectuelle. Il est également conditionné par l’environnement. L’information et la culture de masse, de ce point de vue, donnent matière à exercer l’esprit critique, pour leurs effets de désinformation et d’acculturation.
Dans la mesure où la personne alcoolique véhicule obligatoirement méconnaissances et préjugés sur sa problématique, il est clair que l’accent doit être mis sur la nécessité de développer les connaissances utiles. Le champ de celles-ci est sans limite. Les canaux de transmission peuvent être combinés, selon les aptitudes, les affinités, les moments. La tradition du livre accompagne et prolonge l’échange oral, décliné avec les soignants, les aidants. Le groupe de parole assure ces fonctions quand son organisation et son contenu le portent au niveau d’un intellectuel collectif. Certaines productions culturelles, telles que le cinéma(8), constituent un autre support favorable à l’amélioration des connaissances par la découverte, la confrontation des points de vue, les analogies qu’elles favorisent.
S’il suppose un soignant suffisamment cultivé et ouvert, l’accompagnement soignant signifie également l’obligation de la pluridisciplinarité. L’éclectisme des connaissances est un puissant argument en faveur des groupes de parole centrés par un thème de réunion pouvant couvrir alternativement les diverses approches des sciences humaines mises en jeu par la problématique addictive. Ce parti-pris donne un puissant attrait à ce mode d’accompagnement, en renforcement de la curiosité intellectuelle.
Le Moi-identitaire
Notre identité est composite, stable et cependant évolutive. Elle a ses spécificités, prolongements de notre bagage génétique, de nos origines ethniques et géographiques, des croyances de nos aînés, des transhumances et des environnements successifs, de l’Histoire et de notre histoire, du temps qui passe. Selon le raccourci proposé par Boris Cyrulnik, le Moi-identitaire est ‘‘inné-acquis’’, modulé par le Moi-culturel, pour le pire et le meilleur.
Le Moi-identitaire fait problème chez les personnes alcooliques et, sur un autre plan, pour les familles et les enfants. Il est stigmatisant, soumis à des stéréotypes dévalorisants qui conduisent à retarder l’acceptation de la réalité de la dépendance, tout autant que les similitudes pouvant accélérer les prises de conscience. Le choix réfléchi de l’abstention d’alcool donne l’occasion de vérifier le poids normatif et donc discriminant des habitudes sociales et des représentations qu’elles véhiculent. Sur cette question encore, les groupes de psychothérapie éclectique peuvent combiner les avantages – permettre d’en parler – sans pour autant adopter les habits du « malade alcoolique ».
Le Moi-philosophique
Notre capacité à philosopher dépend en partie de nos acquis. Sa caractéristique principale est de faire appel à notre esprit critique, avec nos doutes et nos déductions, pour déboucher sur une éthique personnelle distincte des normes exprimées par les diverses entités collectives. Sa crédibilité et son efficacité reposent sur l’articulation entre l’observation, la réflexion et la pratique. Le bon sens se distingue du sens commun qui rejoint la philosophie de comptoir. L’accompagnement doit permettre à ceux qui en ressentent le besoin et qui en ont les capacités de se rapprocher de la position de l’épicurisme pragmatique, détaillé plus loin.
C’est ainsi que le mot alcoolique devient un passeport pour l’universel.
Le Noyau-Moi comme résultante
L’englobement du noyau par les ellipses ainsi définies suggère que la conscience de notre singularité comme personne est, en fait, la résultante d’introjections mentales – incorporations de représentations −, et d’interactions intra ou extra-mentales. Le schéma peut se lire de l’extérieur vers le dedans, validant l’intitulé : « les ellipses du Moi », ou du centre à la périphérie, permettant de parler de « rosace des Moi », car il est vrai qu’une personne exprime ce qu’elle est dans des aires de jeu complémentaires mais cependant distinctes. Nous pouvons, par exemple, être pleinement nous-mêmes dans le cadre professionnel, sans pour autant que l’espace-temps du métier, si passionnant qu’il soit, nous résume. Nous sommes le produit d’équilibres et de pondérations.
2. L’épicurisme pragmatique
La rosace des Moi, par les axes de travail qu’elle donne, inscrit le soin dans la perspective d’un épicurisme pragmatique.
L’épicurisme définit un rapport au monde fondé sur un double principe : le souci de ne pas (se) nuire, la recherche d’un plaisir qui ne contredit pas le premier, donc d’un plaisir responsable avec une résultante, le plaisir de la responsabilité. L’épicurisme peut se rapprocher, selon les contextes, du stoïcisme ou de l’hédonisme.
Tout individu a besoin d’avoir un principe général d’action, sous peine d’être balloté par ses émotions, ses pulsions et impulsions, ses préjugés, les injonctions familiales et sociétales, les aléas de l’existence et, pour ce qui concerne notre patient, par ses dépendances addictives. Ce dernier a besoin de comprendre que le soin psy-alcoologique se distingue d’une transaction commerciale, ou, à l’inverse, d’un droit illimité et sans contrepartie. La relation d’aide est socialisée par la Collectivité. Pour s’accomplir dans le domaine de l’alcoologie, une double implication est indispensable. Le patient ne peut espérer de progrès s’il adopte une position passive de consommateur ou d’assisté. C’est lui qui valide la proposition d’aide et la fait vivre. Le soignant en retour doit demeurer disponible, avec une limite : il s’engage dans l’accompagnement à la condition que les conditions de la relation soient comprises. Il n’est pas l’équivalent d’une mère, infatigablement bonne, pour reprendre la terminologie de Winnicott (9). L’asymétrie de la relation – quelqu’un a un problème, l’autre peut contribuer à le dépasser – est atténuée par la réciprocité du respect dû à l’autre.
Pourquoi l’orientation épicurienne plutôt qu’une autre, comme alternative aux dépendances ?
L’hédonisme se définit d’abord par rapport à la jouissance, au principe de plaisir. La problématique alcoolique a pu se mettre en place à partir de ce mode de vie, à l’époque dite festive. C’est l’incapacité à demeurer dans la jouissance – si tant est que la personne l’ait connue − qui l’amène à réclamer de l’aide. L’hédonisme est inconciliable avec le principe de réalité constitué par la dépendance alcoolique ou la perte de contrôle de la consommation.
Le stoïcisme repose sur l’acceptation de ce qui ne peut être changé. Il circonscrit une approche minimaliste d’une vie écrasée par le principe de réalité.
L’épicurisme pragmatique est une médiane entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Il repose sur la part de liberté de chacun, dans le contexte qui est le sien.
Cette part de liberté fait nécessairement appel à l’esprit d’observation, à l’effort de compréhension, à l’esprit critique, à certaines qualités comme le courage et l’humilité. De même, il se nourrit d’initiatives et du sens des opportunités. Il exige des temps de recul et un mouvement général de la réflexion à l’action et du résultat de l’action à la réflexion, ce qui caractérise la praxis (πραχισ). Ce mode d’articulation entre réflexion et action le protège de deux risques : l’activisme – l’action pour l’action − et l’intellectualisation – l’usage de l’intelligence en circuit fermé.
L’épicurisme tient compte des normes sociales. Il ne se sent pas engagé par elles. Son critère de référence est l’éthique qu’il tente de faire vivre, entre plaisir et réalité, entre élans et contraintes. De ce fait, il n’est pas directement concerné par le regard des autres. Il en tient compte comme un élément de la réalité.
L’épicurisme privilégie le présent, sans le couper des enseignements du passé, et moins encore se priver de projets, qui sont la mise en forme des désirs du sujet. La « punition » de l’addicté est l’extinction durable de « l’envie ». Le rapport au temps se cristallise dans le carpe diem.
Le sujet prend soin du corps-soma dans une perspective plus opératoire qu’esthétique, sans négliger ce que l’esthétique peut avoir d’opératoire. Il construit et déconstruit ses convictions en se laissant enseigner par ce qu’il découvre, apprend, constate, vérifie. Il apprécie le doute méthodique − dont l’origine est le scepticisme − et peut gérer l’incertitude.
Dans la mesure où l’épicurisme se vit comme une forme d’ascèse, il n’est pas éloigné non plus du cynisme, comme indifférence à l’accessoire, en opposition avec l’insatiabilité addictive. Il se distingue de l’excessivité comme de l’insignifiance.
L’épicurisme pragmatique nourrit donc le Moi-philosophique de l’alcoolique sobre, ouvert par ailleurs à la culture religieuse d’origine, comme source de références symboliques, et à une spiritualité qui peut se décliner dans un rapport spinozien à la Nature et à la créativité humaine dans de nombreux domaines : musique, architecture, souci de l’autre…
Choisir, comme soignant, l’épicurisme pragmatique comme axe du soin psy-alcoologique n’oblige personne à s’y rattacher ou à s’y rallier. Il suffise qu’il inspire le soin. Nombre de patients ont des préoccupations plus immédiates, plus terre à terre. Ils subissent les effets des années d’alcoolisation sur tous les plans. Il s’agit souvent de veiller à ce que la situation ne s’aggrave pas, de répondre à des préoccupations concrètes souvent matérielles, de vivre la solitude et la conflictualité.
A l’égard de l’alcool, la position de l’abstention complète d’alcool est la référence, la clause de sauvegarde, pour les sujets dont la dépendance alcoolique est avérée et ancienne. Chez eux, toute reprise d’alcool se traduit à court ou moyen terme par une réalcoolisation incontrôlable qui peut balayer les acquis fragiles de la période sans alcool. L’abstinence joue pour eux la fonction d’organisateur psychique. Prolongée par le travail d’élaboration, elle est la source d’une légitime fierté et de progrès, aussi lents que remarquables.
Un nombre croissant de personnes consulte aujourd’hui à un stade évolutif où les dérapages − pour inquiétants qu’ils soient − laissent place à des périodes sans alcool ou autorisent des consommations contrôlées. La vigilance peut suffire, sans pour autant négliger les changements d’usage à opérer : en fin de journée, fin de semaine, lors des moments « festifs ».
Un groupe intermédiaire peut espérer, sous réserve d’une période d’abstinence complète durable, complétée par une psychothérapie adéquate, retrouver une consommation occasionnelle et limitée.
De toutes les composantes de l’équation du patient, les facteurs psychopathologique sont certainement les plus déterminants.
Le positionnement par rapport à l’alcool et aux addictions associées s’efforce d’être pragmatique, entre dogme et illusion. L’alternative épicurienne, sur fond de citoyenneté et de spiritualité, s’affirme à mesure que la culture hors-alcool se développe. Elle peut vaincre Narcisse et Bacchus réunis, en favorisant recentrage sur soi et liens de qualité. Autrement, le sujet est voué à stagner dans l’abstinence grise, jusqu’au retour de l’alcool ou de ses équivalents addictifs.
3.Les usages en pratique clinique
Avant la consultation
L’importance des premières impressions , est soulignée par les soignants. Indépendamment même de la motivation et de l’alcoolisation éventuelle du patient, la rencontre peut être compromise par la difficulté du repérage de l’activité au sein du bâtiment, la froideur impersonnelle du cadre, la sollicitude compassionnelle des premiers contacts, perçue comme un faux-self de soignant ou une condescendance sublimée. Comme le précisait une patiente, à quelque temps de la première rencontre : « Je me méfie des soignants. Je les renifle comme un chat ».
La voix qui donne le rendez-vous participe au climat. L’atmosphère – « Est-ce que j'ai une gueule d’atmosphère ? »(10) peut donner envie au nouveau venu d’être au naturel, de ne pas faire d’embarras. La salle d’attente, spécialement, est un lieu privilégié pour aider le patient à se ‘‘poser’’, tout en l’intriguant. En cas de retard de rendez-vous, les plus anciens jouent ce rôle d’entremetteurs : « Excusez-moi, vous aussi vous venez pour l’alcool ?... ‘‘Il’’ (ou ‘‘elle’’) est comment ? ». Le « moment dans la salle d’attente » succède parfois à l’intimité brève du « moment de l’ascenseur ». Pas de journaux de métro, pas de revues. La décoration des murs, les informations collées ou mises à disposition sur les présentoirs achèvent de préparer à la rencontre. Le schéma des « ellipses du Moi » participe à l’ambiance, tout comme, dans la pratique de l’AREA, les fiches de films anciens ou en salle.
Lors des entretiens et pour la réflexion en groupe
Le schéma est aisément mémorisé par un soignant et facilement rappelé, si besoin, au patient. Son intérêt est de l’ordre de l’implicite dans le cadre interindividuel. Il en est autrement pour le travail d’élaboration en groupe. Dans notre organisation, nous avons dissocié l’approche générale de la problématique et les thématiques centrées sur la personne. Les réunions du premier type, en début de semaine, ont comme animateur le psychiatre addictologue chargé d’accueillir et d’accompagner les patients. Elles sont accessibles à tous mais axées sur une lecture hors-alcool de la thématique. Les réunions du second type gardent l’alcool en arrière-plan. Elles font principalement référence au Moi-psychique et au Moi-affectif, avec des notions de temporalité délimitées : avec, sans, hors-alcool. Parallèlement, le groupe des familiers peut s’interroger sur le même mode, tout en explorant le phénomène de co-dépendance. Le troisième groupe favorise, en fin de semaine, la libre expression, les préoccupations immédiates, la revalorisation, le lien amical. Il atténue l’angoisse du week-end.
Le plan du travail d’élaboration est perturbé par trois grandes d’entraves : les addictions, la psychopathologie, l’environnement.
L’homo addictus est une espèce émergente dans nos sociétés hypermodernes. Désormais, les plus petits s’y mettent, jeux portables en main. Il n’est pas rare que l’un d’eux accompagne son procréateur à la consultation. Il entre, tête basse, obnubilé par l’écran. Il reste bien sage tout le temps de l’entretien, et repart, sans avoir montré la couleur de ses yeux. Des patients arrivent parfois très fatigués, bien qu’à jeun. Ils ont trouvé le jeu vidéo de leurs rêves et joué la nuit durant. L’extase. Les toxicomanes en cure s’instruisent mutuellement de leurs divertissantes expériences. Un alcoolique traditionnel se sent perdu parmi eux. Mais le dépendant de l’alcool n’est pas mal non plus, si la bride est lâchée, dans le descriptif de sa journée de la Marmotte (11), et de ses trouvailles pour satisfaire sa passion. Le soignant doit se garder de prendre cette pente, par le biais d’une ordonnance qui tourne à la recette de cuisine.
La psychothérapie commence quand le sujet se détourne du « produit ». Il faut redouter les prescriptions qui altèrent les capacités cognitives des patients dans le but de neutraliser les troubles de leur humeur. Nous pourrions nous amuser à résumer les ellipses du Moi, du point de vue de l’addicté : Le corps ? : « Connaît pas ». Le fonctionnement psychique ? : « Tout, tout de suite. Quand je veux ! ». L’affectif ? : « Assoiffé d’amour ». Le travail ? : « Ne m’aime pas ! ». Créatif ? : « Incompris ! ». Culturel ? : « J’ai eu plan super sur Internet ! ». Identitaire ? : « Lui, oui, c’est un alcoolo, moi, je m’arrête quand je veux ». Philo ? : « Penser donne soif ! ».
L’analyse clinique semble s’être effacée devant les co-morbidités psychiatriques et les titres des hebdomadaires spécialisés. Nous sommes encerclés par les pervers narcissiques, les bipolaires et les victimes. Il n’est presque plus question d’organisations-limites de la personnalité, d’hystérie ou de caractéristiques cliniques comme le clivage ou le faux-self, sans même aller jusqu’à évoquer la part psychotique – alcoolique ! – de la personnalité. L’immaturité n’étant pas référencée par le DMS V n’existe pas, pas plus que l’addiction à l’argent, anciennement appelée avarice. Ainsi de suite.
L’environnement doit être pris en considération. Le proche n’est guère plus instruit que le patient désigné. Il a besoin d’aide. Découvrir la problématique alcoolique est une bonne occasion d’apprendre à mieux se connaître lui-même. Il peut utiliser la rosace des « Moi » à son usage. La prise en compte des conditions de vie est nécessaire pour qu’un patient se détourne de son addiction : un logement sécurisant, une situation monétaire stabilisée, un projet de formation ou de repositionnement professionnel réaliste, un minimum de présence et de réassurance affective : le groupe de parole, encore, comme moment de ressourcement périodique, pour apprendre ou réapprendre à faire bon usage du dialogue intérieur.
Conclusion
La revue des composantes du Moi est un argument puissant, par souci d’efficience, à se servir des groupes de parole d’inspiration intégrative. Des personnes sociologiquement et psychiquement différentes peuvent s’y parler, des soignants et des patients peuvent s’y côtoyer, et par l’effet des différentes thématiques explorer en un même lieu les principaux champs de la connaissance susceptibles de faire progresser chacun et l’ensemble.
C’est ainsi que le mot alcoolique devient un passeport pour l’universel.
Du point de vue du soin, le schéma dessine le plan de travail. Il suggère plus qu’il ne décrit. L’ellipse tient compte de « ce qui se perd dans la traduction », « Lost in translation »(12). L’addiction est en cours de stabilisation ou de dépassement. Le travail de réflexion peut alors commencer, et pas seulement pour cultiver le deuil du cher disparu. Il s’agit pour les co-acteurs de la relation d’aide - les patients et les soignants − d’améliorer la connaissance d’eux-mêmes et de vivre, aussi libres et épicuriens que possible, bien qu’interdépendants et imparfaits.
Cet objectif du soin ne peut, certes, être généralisé, mais qui peut le plus, peut le moins. L’ambition qu’il sous-tend autorise à accueillir avec bienveillance la fraction des patients réfractaires à aller plus loin que la gestion de leur consommation d’abus ou de dépendance.
Bibliographie
- Henri Gomez, Micheline Claudon, Gérard Ostermann, « Les représentations de l’alcoolique, Images et préjugés » Toulouse, érès, Bacchus, 2014
- Michael Balint, « Le défaut fondamental », Paris. Petite Bibliothèque Payot, 1991.
- Henri Gomez, Yvan Lacombe, « Les cercles de résilience », Alcoologie et Addictologie 2016 ; 38 (2), p…
- Etienne de la Boétie, « Discours de la servitude volontaire », Sèverine Auffret. Paris. EditionLes Milles et une nuits n°76, 2016
- Sigmund Freud, « Essais de psychanalyse ». Petite Bbliothèue Payot, 1997
- Cardon A, Mermet L, Thirier-Tailhardat L, « Les concepts-clés de l’analyse transactionnelle », Paris. Les éditions d’organisation, 1993
- Henri Gomez, « Les groupes de parole en alcoologie », Toulouse, érès, Bacchus, 2011
- Donald W. Winnicott, « La mère suffisamment bonne », Petite Bibliothèque Payot, 2006
- « Hôtel du Nord », de Marcel Carné, avec Arletty, Louis Jouvet, 1938
- « Un jour sans fin » d’Harold Ramis, Avec Bill Murray et Andie MacDowell, 1993
- « Lost in translation » de Sophia Coppola, avec Bill Murray, Scarlett Johansson, 2003