Pierre Bayard
Les éditions de Minuit,
2025
18€, 180 pages

Face aux tableaux de Picasso, lors d’une exposition, l’épouse de Pierre Bayard s’est exclamée : « Ce n’est pas possible ! Ils étaient plusieurs ! »
La thèse argumentée par Pierre Bayard, illustrée par diverses œuvres littéraires ou cinématographiques mais également par des histoires de vie rapportées, est que la personnalité est plurielle, en dehors même des pathologies mentales caractérisées par une dissociation mentale.
Au risque de surprendre, je me rallie à ce point de vue et je pourrais renchérir à ce propos. Ce remarquable opuscule de Bayard n’épuise pas le sujet, qu’il avait d’abord abordé dans quelques uns de ces précédents ouvrages. Je ne me hasarderai pas à résumer la thèse et les illustrations choisies. Je laisse le plaisir de la découverte au lecteur.
Je crois être quelqu’un attaché à l’unité dans la diversité des ressources mentales et, cependant, j’ai conscience d’être au moins triple. Ce que nous apprennent les addictions exprime successivement une parole de politique, une parole de soignant-organisateur de soin, une parole d’individu-philosophe.
J’avais eu les pires difficultés à distinguer le Je et le Nous dans l’écriture. Dans l’ouvrage que je prépare, « Les antennes de l’escargot », je juxtapose des dialogues à deux, des séances de groupe et des réflexions solitaires.
Eric Berne, le père négligé de l’analyse transactionnelle, avait su distinguer la pluralité qui nous habite.
J’ajoute que j’éprouve la plus grande répugnance à classer les gens, à coller des étiquettes à partir de leurs présentations psychologiques et relationnelles. L’alcoologie nous donne l’occasion de vérifier la pluralité structurelle de la plupart des patients. Le soin consiste peut-être à les habituer à faire vivre ensemble, en bonne harmonie, leurs différentes personnalités. Je crois que les gens sont inégalement riches de potentialités. La chape sociétale les uniformise et les empêche de prendre conscience de leur diversité et de leurs ressources. Elle entretient un aveuglement sur soi et les autres.
Cela étant, la vérité est plurielle. Les lignes ci-dessous, rédigées avant même une lecture attentive de livre, essaie d’en présenter des aspects. Des thèses différentes, fondées sur l’observation, se complètent, sans s’annuler.
Discussion
La thématique des personnalités multiples n’est pas nouvelle dans le champ de l’analyse des personnalités. Elle soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
À l’évidence, une part de notre inconscient nous échappe. Certains éléments de rêve que nous parvenons parfois à saisir, avant qu’ils disparaissent, le démontre. Ils mettent parfois en avant des images qui nous semblent étrangères. Cette incohérence fugitive incite à relativiser notre cohérence mentale. Elle montre – pour le moins – qu’un fonctionnement cérébral rationnel suppose l’éveil.
Autre évidence, sous l’effet de substances psychoactives, notre cerveau est « dérangé ». Il peut halluciner, être à l’origine d’interprétations aberrantes, susciter des passages à l’acte aux conséquences dommageables. Une question : pourquoi tant de personnes ont-elles besoin de vivre l’incohérence, à l’exemple de l’ivresse, quitte à mettre en actes une forme de masochisme objectif ?
Les ambiances sociétales perturbent le rapport au réel et nos capacités à susciter des réponses appropriées. La technologie numérique est en phase de généralisation, sans que soient évaluées ses conséquences sur la vie mentale.
Pourquoi et comment raisonnablement être dupe des conditionnements et des silences idéologiques assurés par les médias ? La plupart des gens font vivre une dissociation structurelle entre le réel et leurs « convictions », entre l’objectivité et la subjectivité.
Nous ne pouvons minimiser l’importance de certaines défenses à l’échelle individuelle et collective. Les plus connues, outre l’évitement, sont le déni et le clivage mais également la dénégation, cette transaction mensongère avec le réel. L’ambivalence est, en revanche, normale dans la mesure où peuvent cohabiter des analyses et des désirs contradictoires. C’est plutôt l’absence d’ambivalence qui est pathologique. Distinguer les différents faux-selfs serait une tâche épuisante et, en même temps, plutôt amusante.
Le champ des croyances montre à l'évidence nos aptitudes à prendre des vessies pour des lanternes. Nous préférons habituellement tenir pour vrai ce qui nous arrange et faux ce qui nous dérange. Nous satisfaisons ainsi un besoin très humain de nous rassurer. Notre subjectivité entre cependant souvent en contradiction avec l’expérience, le réel et le bon sens. Il est banal qu’un scientifique verse, pour ses besoins idéologiques, dans le scientisme et la négation du réel. C’est la relation qui s’avère indispensable à l’étude des addictions et des questions qu’elles soulèvent.
L’être le plus raisonnable montre des facettes d’immaturité et des aspirations contradictoires. La maturité peut se voir simultanément perturbée par une puérilité persistante et par la sénilité commençante.
L’éducation et l’effort culturel, mais également les habitudes sociales et les lois constituent des freins indispensables aux pulsions. Elles les contiennent, les orientent, les influencent avec plus ou moins de réussite. Nous ne savons que trop jusqu’où peut aller la folie et la déraison humaine. Les forces économiques, sociales, techniques et politiques se chargent d’exploiter les pulsions et les mœurs en les orientant selon les intérêts dominants. La propagande ou, si on préfère, la Communication qu’elles inspirent ne manque pas d’influencer la vie mentale et les comportements induits.
Il est des questions sans réponses identifiées. Comment expliciter la généralité des guerres, les faits divers sordides, le retour à la barbarie, l’aggravation des situations géo-économiques et écologiques, en dépit des progrès technologiques réalisés ?
Freud – Bayard le rappelle – a établi successivement deux ordres de distinctions pour la vie cérébrale appelés la première et la seconde topique. La première topique distingue le conscient, l’inconscient et le préconscient. La seconde topique distingue le Moi, le Surmoi et le Ça (les pulsions). Ces deux approches se complètent plus qu’elles ne s’opposent.
Les cas caricaturaux de personnes duelles ou multiples évoquent des structurations psychotiques ou des pathologies hystériques. Pierre Bayard avance la possibilité que plusieurs personnalités cohérentes peuvent occuper la même enveloppe corporelle. Il donne, parmi de nombreux autres exemples, celui de Clint Eastwood, à partir de sa filmographie, exceptionnellement longue. Certaines réalisations reflètent une idéologie réactionnaire, « républicaine ». D’autres, au contraire, manifestent un humanisme sensible et dérangeant, qu’il est, de mon point de vue, très simpliste d’étiqueter « démocrate ». Une troisième catégorie de films met en scène des loosers, souvent alcooliques, paradoxe pour quelqu’un qui a réussi une aussi longue carrière cinématographique.
Si l’on observe les histoires individuelles concernées par les addictions, on peut estimer qu’une part de la personnalité est dominée par le monde psycho-affectif d’avant et qu’une autre part manifeste une adaptation plus ou moins élaborée à l’environnement.
Les addictions expriment souvent le monde d’avant, après avoir permis de vivre un temps dans le monde du moment, dès l’adolescence. La sensibilité à l’ambiance sociétale manifeste aussi bien une fragilité du Moi et du Surmoi que la force incitative du système socio-économique. Celui-ci a besoin de l’effacement de l’esprit critique et de l’exaltation des pulsions pour prospérer. Il est évident que les défauts de soins précoces et de présence affective, puis de crédibilité des adultes pèse dans les destructurations mentales de plus en plus massivement observées.
Certaines addictions finissent par fausser le rapport au réel et débouchent sur le délire et la déconnexion de l’environnement. Certaines personnes offrent une dissociation habituelle, que l’on peut retrouver dans leurs messages : tantôt, raisonnables, tantôt déconnectés du réel.
Ce n'est pas toujours de personnalités multiples qu'il s’agit mais de fragmentations de la vie psychique.
L’hystérie donne une consistance parfois considérable à des comportements individuels ou collectifs qui laissent libre cours aux émotions et aux pulsions. Nous ne le savons que trop : une foule conditionnée, selon les contextes, peut devenir « hystérique » ou, à l’inverse, docile et conforme.
Peut-on admettre l’existence de personnalités multiples chez un individu dépourvu de signe de perturbations mentales avérées ? Il s’en trouve assurément. Bayard donne, à juste titre, l’exemple de Picasso ou de Romain Gary. La création littéraire et artistique permet leur épanouissement. Des oppositions se retrouvent entre la personne « privée », « libre » dans son espace propre, et la personne publique, devant jouer différents rôles et assurer diverses fonctions.
Nous pourrions cependant espérer, souhaiter une forme de cohérence et de fiabilité pour une même personne, surtout quand elle est chargée de responsabilités collectives. Si on considère ceux qui occupent ou ont occupé le devant de la scène politique, nous sommes en droit de nous interroger sur leur mode de sélection ou de recrutement. Indépendamment des appartenances idéologiques, comment ne pas s’étonner de rencontrer ou d’avoir rencontré à la tête d’un grand pays un sénile à la mémoire déficiente, des corrompus, des dictateurs d’opérette, néanmoins dangereux, des nostalgiques de la toute-puissance, des imprécateurs prescripteurs d’assassinats, des bonimenteurs de foire richissimes, prétendument soucieux des plus démunis et obsédés par la paix, alors qu’ils représentent les intérêts d’un complexe militaro-industriel et techno-industriel, des « chauds lapins » agresseurs de femme de chambre, des médiocres capables de retourner leur veste pour un « plat de lentilles », et – Bayard a raison – des individus à personnalité multiple, capable de se déguiser en rocker, de se travestir, de jouer au matamore, de dire tout et son contraire, jusqu’au pathétique, sans que cela trouble particulièrement une partie de l’Opinion. Certains diront que nous avons les élites que nous méritons, ce qui est vrai, si on en croit La Boétie.
La pression sociale et, à présent, la prégnance du numérique, des réseaux et des sites, donne une force nouvelle aux dissociations. La dissociation s’objective avec l’homme-prothèse, inséparable de son smartphone et de ses applications innombrables.
Pour conclure, cette longue digression, on peut s’accorder pour dire que la personnalité multiple ou double existe, qu’elle nous habite et que nous avons à savoir la faire vivre, tout comme existent le déni, le clivage, le faux-self mais aussi la bienvenue ambivalence, laissant une petite place au bon sens et à l’humour. Enfin, on peut admettre qu’une personnalité n’est pas forcément rigide et qu’elle peut évoluer au contact de ses milieux de vie, pour le meilleur vers le pire, ou le pire vers le meilleur.
Ce devrait être le sens de l’accompagnement en alcoologie clinique.
