Technopolitique
Comment la technologie
Fait de nous des soldats
Asma Mhalla
Seuil
19€90, 280 pages
Un ouvrage documenté, qui se veut critique : un de plus. Pour quels résultats ? Pour quelles alternatives ? Nous sommes, à présent, sous la domination des « globalistes « , soumis à des règles du jeu toujours plus contraignantes établies au moyen de la « révolution numérique ». Nous nous laissons captiver et capturer par notre nouveau jouet. De nouvelles applications s’ajoutent sans discontinuer aux plus anciennes.
À la différence des dictatures antérieures, les technologies numériques font de nous « des soldats », pour reprendre le sous-titre de cet essai de cette docteure en sciences politiques. Des soldats, c’est beaucoup dire. Des hommes-prothèses, plutôt. Des Zombies.
Jusqu’alors, les addictions étaient aléatoires. La dépendance numérique nous est imposée, sans recours.
Parenthèse conclusive à méditer : l’auteure remercie les lecteurs pour les diverses lectures possibles : « en long, en large, en travers, en diagonale, par petits bouts » Peu importe ajoute-t-elle et elle a raison. J’ai essayé de digérer son livre de diverses manières. En vain.
L’auteure est fascinée par les Big Data. Elle est dans l’entre-soi des intellectuels du numérique. Le peuple des marginalisés, des exclus par l’impératif numérique est ignoré. Il n’y a aucune piste alternative ou de compromis qui soit dessinée. En ouvrant au hasard son livre, cela donne (p 130) : « L’urgence politique à penser « hors cadre », à être créatif politiquement, est d’autant plus forte qu’apparaissent de nouvelles convergences de l’extrêmes, une symbiose des opérations de cyber-déstabilisation intérieures (récits complotistes) et extérieures (opérations d’ingérence et de manipulations étrangères). Voici l’exemple typique d’une phrase creuse. Ce genre de constat est lassant, d’autant plus lassant que nous sommes confrontés en permanence à des « adaptés », chargés de nous adapter. Et pendant ce temps, nos politicien(ne)s se répandent dans les réseaux sociaux.
Nous avons de plus en plus de mal à vivre en dehors du cadre numérique imposé, à penser, rencontrer, aimer, créer, rêver, à vivre tout simplement. Il n’y a sans doute jamais eu autant d’addictions, de confusions, de solitudes et de déshérences dans notre civilisation en crise. L’urgence, pour reprendre ce mot imbécile, est de parvenir, tant bien que mal, à rester à l’écart de la chosification virtuelle, au prix d’une autonomie numérique minimale (seule ou par l’effet de compétences partagées), pour penser et vivre, avec ce carcan.
Les lignes qui suivent correspondent à une tentative plus ancienne de présentation résumée. Peut-être d’autres lecteurs pourront aller plus loin dans l’exploration de ce livre. Il n’est pas inintéressant mais il n’ouvre aucune piste alternative.
L’introduction
L’auteure souligne la schizophrénie d’un système qui semble ne pouvoir s’amender efficacement tant que la catastrophe n’aura pas eu lieu, d’autant que la volonté de puissance des grandes nations n’a d’égale que l’appétit de puissance concurrentielle et de profit des big-tech, réunies par un hubris commun.
Elle souligne, après d’autres auteurs, que le coût énergétique de ces technologies dans leur course en avant est exponentiel et que les besoins en métaux et terres rares génèrent une militarisation des approvisionnements.
Ces technologies amplifient les inégalités et les discriminations. Elles juxtaposent des situations humaines antérieures aux Temps Modernes et de la Science-fiction. Les Big-Tech sont à la fois l’infrastructure et la superstructure, d’« acteurs-systèmes, instables, volatils et structurels. »
Comment faire vivre l’intérêt général et les libertés individuelles avec les Big Tech ?
Le siècle de la technologie totale (ou totalitaire ?)
Les technologies des Big Tech se caractérisent par l’hypervitesse et la symbiose. Elles n’ont pas de limites. Elles initient un capitalisme de surveillance. Elles concentrent une grande partie de notre vie dans les smartphones. Elles nous imposent un monde orwellien en pire : « Ce que vous croyez penser est dilué, neutralisé dans la masse (P37). « Tout se vaut, le vrai, le faux, le virtuel, le réel, l’important, l’anecdotique. » « La nouvelle norme repose sur la controverse généralisée et le dissensus absolu ». Le projet pour le monde est dicté par les propriétaires des Big Tech… (Hélas, c’est moi qui l’ajoute : ce sont – semble-t-il – des autistes mégalomanes qui fabriquent aujourd’hui, par leurs technologies invasives, des schizophrènes, des personnalités instables, « hyperactives », des compulsifs, des cerveaux habités par la confusion. L’auteure est consciente du risque de dérive totalitaire induite par cette technologie. Elle reste optimiste sur l’usage démocratique qui pourrait en être fait. Cela pourrait justifier, à notre minuscule échelle, une conférence sur les effets de cette technologie, vus d’en haut (par un « expert » critique) et vus d’en bas (avec notre vécu).
Le triptyque des Bigtech
Trois angles : l’économique, le technologique, l’idéologique. Les trois sont intriqués.
L’exemple des réseaux sociaux. D’un point de vue économique, le marché est contrôlé par quelques groupes. La gratuité persiste encore. Il s’agit avant tout de « capter l’attention » des utilisateurs.
Le lecteur pourra se rapporter aux chapitres ci-dessous.
- L’intelligence artificielle au cœur des batailles culturelles et idéologiques
- A propos des réseaux sociaux
- De la guerre cognitive en démocratie
- Le nouveau Léviathan
- La militarisation du Monde
- Le spectre de l’« hyperwar »
L’intelligence artificielle est au service de la mondialisation et du désir de domination sans partage par un minorité d’acteurs, assistés d’innombrables soldats, civils ou militaires.
(p175) : une « difficulté réside dans la capacité des armées à gérer une triple contrainte : celle de l’urgence et du court-terme, celle de la mutation technologique et organisationnelle ; et enfin, celle de la nécessaire anticipation de la surprise technologique »
L’auteure cite la trop célèbre phase de Clauzewitz : « La guerre n’est la continuation de la politique par d’autres moyens »
L’IA est indispensable en matière de cyberdéfense, contre les cyberattaques. Elle intervient dans les opérations de subversion, de désinformation, de manipulation et d’ingérences qui se jouent sur les réseaux sociaux via les IA génératives. L’auteur estime que la date du 24 février 2022, celle de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a été une étape dans l’usage généralisé et systémique de l’IA. Désormais la guerre devient hybride avec les cyberattaques, le sabotage des câbles sous-marins, les luttes informationnelles.
L’hyper-guerre est couteuse et son issue reste incertaine. Des systèmes de surveillance sophistiqués ont pu être déjoués. Ils n’ont pas anticipé par exemple, l’attaque du 9 octobre par le Hamas contre Israël.
L’IA apparaît ainsi incitative à la différence de la dissuasion nucléaire. La folie des hommes est décidément en marche !
Le complexe techno-militaire
Le « civil » et le militaire » s’intriquent aux USA qui mettent en avant « le péril chinois » pour anticiper la menace de déclin et pour assurer les revenus des marchés de la défense » (p201)
La doctrine de l’information totale
Le 11 septembre 2001, l’attentat des tours de Manhattan a été le point de départ d’une doctrine sécuritaire mettant en place une surveillance technologique généralisée.
Finalement pour situer l’entrée dans la Modernité tardive ou post-modernité, nous disposons de trois repères : le 11 septembre 2001 (Merci l’obscurantisme islamique), le tout-numérique (Merci BigTech et BigSate) et l’impulsion sécuritaire permis par le Covid (Merci qui ?). C’est ainsi que se met en place la technologie sécuritaire. Une doctrine contre-insurrectionnelle tente de s’imposer, en parallèle. Elle passe par le recueil de toute l’information possible pour repérer et neutraliser les courants critiques – sans préjuger de leur pertinence ou de leur orientation – tout en obtenant une soumission d’ensemble sur la base d’une désinformation orientée. Les algorithmes d’intelligence artificielle ont servi en pratique à obtenir la « neutralisation de la majorité passive. Un passage justifie d’être cité intégralement, P205 : « La neutralisation de la majorité passive devient aisée. Elle passe par un ensemble de dispositif de surveillance technologique, d’intériorisation de la norme sécuritaire, de mise en scène médiatique et politique jouant sur le sentiment d’insécurité et des affects négatifs relayés sur les réseaux sociaux. En enchevêtrant le ludique et le coercitif, le contrôle politique et la séduction égotique, le public et le privé, en invisibilisant et en hybridant les techniques de contrôle social et de surveillance, l’économie de la donnée permet de maintenir sous contrôle la majorité silencieuse, sans besoin d’actions directes lourdes ».
De fait, nous assistons à la mise en place à la mondialisation postmoderne du « 1984 » d’Orwell.
Odyssée vers le futur
La critique ne doit pas se satisfaire d’elle-même, mais être le lieu de la réforme.
L’auteure évoque à propos de la cybersécurité, une co-gouvernance autour d’une souveraineté solidaire élargie. Elle s’accorde, avec ses mots, pour dire que le modèle classique de démocratie représentative est derrière nous, sauf que les politiciens y sont attachés et que les médias entretiennent l’illusion.
Elle évoque la nécessité de faire de chacun de nous des citoyens plutôt que des soldats obéissants et des consommateurs individualistes. Elle parle de « récit collectif novateur », que l’on a peine à identifier. » Qui peut induire les changements nécessaires ? De bonnes questions à se poser (p 249) : « Qui me parle ? » « D’où me parle-t-on ? » « Qui me dit quoi, dans quelle intention ? ».
Elle reprend, plus loin, la nécessité d’apprendre à lire, écrire et compter (!) mais également à ne pas être handicapé par les technologies de pointe, par un apprentissage adéquat. Anciennes et belles paroles. « À l’été 2023, la Chine, avec les arguments de réduire la précocité de la myopie et de la dépendance aux écrans, a bloqué l’accès d’Internet aux minutes de 22 heures à six heures du matin (p257)
Asma Mhallah conclue ce dernier chapitre, en humaniste, en appelant à s’intéresser au réel, aux livres, au « temps long », au « proche immédiat ». Nous n’avons pas attendu sa recommandation, en prenant sur nous, faute de pouvoir compter sur d’autres.
Conclusion : le nouveau siècle politique
« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Paul Valéry).
« Ou l’homme devient, ou il périt » (Nietzsche)
L’avenir, cette symbiose baroque entre tout et son contraire, suppose de ne pas renoncer. De quelles marges de manœuvre disposons-nous ?
Mon point de vue d’utilisateur et de soignant
Asma Mhalla exprime des points de vue d’expert. Notre point de vue d’utilisateur et de soignant est plus prosaïque. La question lancinante qui se pose à nous est de savoir maîtriser les connaissances techniques suffisantes pour rester le plus possible autonomes, libres de notre temps et de nos investissements. Ces connaissances sont malheureusement évolutives et c’est un des aspects les plus problématiques du numérique. En réalité, nous ne maîtrisons que ce que l’on veut bien nous laisser maîtriser. Le rapport aux objectifs numériques est très (excessivement) lié à l’âge de l’utilisateur.
En dehors des solidarités intergénérationnelles et de l’apprentissage renouvelé des gestes d’autonomie, il n’y a guère d’issue possible.
Pour nous, le numérique donne un poids extravagant à ceux qui encadrent la Vie, au mépris de la Nature. Nous ne sommes pas dupes. Le Numérique organise l’exploitation et pas seulement celle des données. Il crée un monde artificiel, où la liberté est de se conformer toujours plus. Il rend l’humain anecdotique.
Il nous est concrètement demandé de faire à la place des divers organismes de tutelle. La vieille histoire de l’exploitation de la majorité par une minorité se perpétue. Le pouvoir de nuisance de cette dernière est désormais démultiplié sans fin par le Numérique.
Nous sommes constamment contraints de rendre compte de nos actes sans que la réciproque se vérifie. Oui, nous sommes des soldats qui doivent marcher au pas, prendre les risques, quitte à y laisser notre équilibre mental, au minimum notre temps, ce bien précieux qui ne compte pour rien pour ceux qui organisent notre vie, veillent à nous faire penser et à nous comporter comme ils le croient bon.
La révolte sera-t-elle possible ? D’où viendra-t-elle ? Quelles catastrophes devront-elles survenir avant un retour à un meilleur équilibre entre le réel et le virtuel ? …entre l’agir compulsif et l’éthique ?