04-09-2017

Le discernement peut se définir comme notre capacité à comprendre le réel. Il fait intervenir notre sens de l’observation mais également notre intuition, c'est-à-dire notre aptitude à saisir le non-explicite, ce qui ne se voit pas.

La séance se propose de réfléchir aux obstacles et aux aides au discernement. Nous pouvons partir de notre expérience de la problématique alcoolique au sens large pour dégager des enseignements d’ordre général ou adopter la démarche inverse : dessiner un cadre général de références pour illustrer le discernement de ce que nous savons des addictions.

Dans ce qui suit, nous dégagerons des éléments d’ordre général, en envisageant successivement les obstacles et les aides au discernement.

  1. LES OBSTACLES

Les obstacles au discernement sont divers et variés. Ils ont comme conséquence commune de l’altérer, de l’entraver ou de le rendre impossible.

En pratique, ils sont affrontés quasi-simultanément.

  • L’ignorance

Il est compliqué de comprendre un phénomène s’il nous manque à la fois des explications décisives, transmises et comprises, les leçons de l’expérience et/ou de l’expérimentation. La familiarité avec un ‘‘objet’’ peut donner l’illusion de le connaître.  Ce fait d’expérience nous conduit à faire un effort de connaissance continu et à ne pas nous dépêcher de donner une interprétation à un problème, avant d’avoir réuni les éléments nécessaires à sa compréhension ou d’avoir compris pourquoi nous ne parvenions pas à les rassembler.

1.2.  L’avidité orale et les addictions

L’avidité orale correspond à un profil de personnalité qui se retrouve assez souvent dans les addictions. Elle est illustrée par le proverbe d’enfer de Malcolm Lowry : « Vous ne saurez jamais ce qu’est ‘‘assez’’, si vous ne connaissez pas le ‘‘plus qu’assez’’.

L’insatiabilité se vérifie pour la nourriture, solide ou liquide. Elle définit, au-delà de la dépendance alcoolique, le profil de personnalité de ceux qui ‘‘n’en n’ont jamais assez’’ : de sexe, de pouvoir, d’honneurs, d’argent, de biens, de sensations fortes, de transgressions.

Les personnes alcooliques sont des consommatrices de liquide. Elles ont besoin de se remplir, comme les boulimiques, en partie par le fait de mécanismes neuro-hormonaux.

Les substances psychoactives perturbent le discernement par leurs effets pharmacologiques : déréalisations pouvant déclencher des épisodes délirants facilités par les structurations psychotiques, troubles interprétatifs, anesthésie, altération des fonctions cognitives.

Il n’existe pas d’humain accompli. En revanche, il est facile de relever la trace de défauts de maturation psychoaffective, variable selon les individus et les environnements au sein desquels ils ont grandi.

1.3.      Les préjugés

Les préjugés ont une origine variée. Ils reflètent la culture du sujet, ses origines familiales, générationnelles, sociologiques, identitaires. Ils nourrissent le sens commun ou ‘‘pensée commune’’, partagée comme ‘‘allant de soi’’ que nous pouvons distinguer du bon sens, reflet de l’expérience critique. L’Éducation devrait avoir comme objectif de faire reculer les préjugés au bénéfice d’une appréciation relativiste et pondérée. Le caractère figé des croyances entretient les préjugés. Les préjugés réduisent les représentations à des stéréotypes parfois très éloignés de la réalité. Les préjugés s’inscrivent dans une pensée normative et conformiste. Ils sont l’inconvénient de susciter, en réaction, des préjugés contraires, ce qui peut donner à l’anticonformisme la signification d’un conformisme oppositionnel.

1.4. La pensée paresseuse

La pensée paresseuse consiste à se contenter de ce qui est évident ou indiqué comme vrai. Elle fait habituellement l’économie de l’écoute, de l’observation, de l’analyse, du doute et de la synthèse. Elle reflète pour l’essentiel les opinions circulantes, acquises ou nouvelles. L’ensemble des modes de communication actuel est un encouragement permanent à la pensée paresseuse. L’événement est livré en faisant l’économie de l’exposition, de son examen et de la réflexion qui devrait suivre. Les commentaires des experts autorisés à exprimer leur interprétation ne permettent pas d’éclairer la situation. Ils participent aux nuages de fumée.

S’en rapproche la pensée dite métaphysique qui sollicite des principes opposés et catégoriques, et la pensée binaire des questionnaires ou du numérique qui impose sans nuance des réponses sans nuances.

Les généralisations illustrent également la pensée paresseuse, tout comme le refus ou l’incapacité de se servir des analogies.

Les capacités intellectuelles ne font pas tout. Les difficultés psychologiques éventuelles peuvent les entraver, les neutraliser ou les soumettre.

1.5. Les caractéristiques psychologiques et psycho-pathologiques

De nombreuses caractéristiques mentales entravent le discernement.

La plus fondamentale d’entre elles, indépendante de toute connotation morale car inconsciente, est la ‘‘perversion’’ ou, tout au moins, la confusion d’objet. L’objet remplace un autre objet. Dans la petite enfance, il se substitue à des aspects essentiels de la mère. Le doudou et la sucette servent de transition physiologique à la séparation. Cependant, l’objet peut être détourné de ses fonctions. La dépendance à l’alcool est un exemple possible de perversion d’objet. La bouteille et son contenu remplacent l’objet manquant, synonyme de sécurité. La dépendance alcoolique a été rapprochée d’une pathologie de l’attachement. Dans certains cas, l’attachement à la bouteille reflète une confusion partielle avec l’objet maternel.

Cette perversion d’objet fondamental peut se combiner avec une capacité de discernement normale ou supérieure à la moyenne, à l’âge adulte.

Il existe également une découverte du corps, de ses interfaces et de ses orifices qui va supporter dans les premières années de la vie l’expression de l’énergie libidinale. Freud et d’autres après lui ont distingué les stades de développement oral, anal, œdipien, de latence, génital… Le sujet peut rester fixé à des stades précoces. Sa personnalité et son comportement en porteront la marque.

La perversion est un fait relationnel et un effet de culture. Les sexualités différentes de l’hétérosexualité ont pu être considérées comme des perversions d’objet. Cependant l’hétérosexualité peut véhiculer tout autant de perversions. La pédophilie était une pratique courante dans certaines cultures, même si Epicure l’a dénoncée dans sa célèbre lettre à Ménécée. Les sexualités qui chosifient l’autre, virtuelles ou non, ont une dimension perverse.

La perversion est associée à une jouissance hédoniste qui ne se donne pas de limites. Elle peut s’aggraver d’une dimension sadique ou masochiste. Un sujet empathique peut se laisser piéger dans un relationnel opposant un pervers sadique à un pervers masochiste. La perversion peut devenir criminelle, ce qui ne permet pas cependant d’attribuer un caractère pervers à tous les crimes. Hannah Arendt a pu ainsi affirmer qu’Eichmann n’était pas un pervers monstrueux mais plutôt un bureaucrate accompli, au fonctionnement mental pauvre, protégé par la division des tâches d’extermination et par son déni.

La pensée commune a abondamment mis en avant la personnalité du pervers narcissique, qui se retrouve indépendamment du sexe génétique. Sa banalité a conduit le psychosociologue Eugène Enriquez à proposer le terme de ‘‘pervers quelconque’’.

Le narcissisme peut devenir une pathologie dans la mesure où l’autre n’est pas vu comme une personne à respecter, sinon à comprendre. L’attachement excessif à ses enfants peut avoir des racines narcissiques et déterminer une forte subjectivité d’appréciation. Le sujet peut avoir une très haute opinion de lui-même ou, à l’inverse, une opinion exagérément dévaluée, qui traduit souvent une fausse humilité. Son besoin obsessionnel d’être admiré se complète volontiers du dénigrement insidieux ou manifeste des autres. La relation avec l’autre s’établit sur la base de la manipulation, du chantage, de l’absence d’empathie, de la non-réciprocité : les droits pour moi, les devoirs pour les autres.

L’instabilité de l’humeur des organisations-limites de la personnalité, l’anxiété et la dépression, l’hyperémotivité, l’hystérie, les phobies perturbent les capacités de discernement.

L’époque actuelle, avec sa logique hédoniste et consumériste, centrée sur l’immédiateté et le refus de toute frustration, le nombrilisme, l’individualisme, le souci associé de conformité et de distinction, constitue la trame comportementale, affective de ce qui ont été appelés les égo-grégaires.  

1.6. Les défenses et les troubles cognitifs

Le déni, le clivage de la personnalité, la dénégation sont des phénomènes qui perturbent le rapport à la réalité, à la différence du mensonge délibéré qui demande une attention soutenue pour valider l’imposture ou la manipulation.

Le déni se prolonge dans les troubles cognitifs les plus graves qu’énumèrent de jolis mots grecs : asomatognosie (déni du corps), athanatognosie (déni de la mort), achronognosie (déni du temps), alexithymie (incapacité à lire ses affects), apsychognosie (incapacité à comprendre son fonctionnement mental).

Il est possible de sortir du déni sauf quand il a une base neurologique irréversible qui se culmine dans l’anosognosie, où le sujet ignore sa pathologie.

1.7. Les avatars du développement psychoaffectif

Un auteur comme Erik Erikson a fondé une théorie de développement psychoaffectif qui a l’inconvénient de suggérer une évolution linéaire et l’avantage de dégager des périodes de construction de l’affectivité qui influence nécessairement le rapport du sujet aux autres et la qualité de son discernement. Il distingue 8 stades plus ou moins imbriqués tout au long de la vie. Il met en valeur des notions telles que la confiance en soi et dans les autres, la honte et le doute, la culpabilité et l’initiative, l’aptitude à aimer, ou, au contraire, le repli et l’isolement, le souci de la transmission, de la responsabilité ou, à l’inverse, le sentiment d’inutilité, la dépression.

Toute évolution est influencée par les événements qui impriment leur empreinte.

1.8 Les facteurs d’environnement

L’environnement influence directement les capacités de discernement par l’ambiance qu’il crée. Un univers excessivement protégé ne rend pas compte des réalités. A l’inverse, une ambiance stressante n’est pas de nature à favoriser la sérénité nécessaire à une réflexion et à des choix posés. De même, l’omniprésence de la Pensée commune ne favorise pas l’émergence de l’esprit critique qui doit alors s’élaborer à la marge.

  1. LES AIDES

L’exemple de la problématique donne des illustrations de réponse aux difficultés relevées dans la première partie. Les propositions d’aide en seront mieux comprises.

  1. L’effort d’information et de connaissance par les livres et les dialogues pour faire reculer l’ignorance.

Les patients sont souvent étonnés qu’il leur soit proposé des documents d’information et, plus encore, un livre de compréhension de la problématique alcoolique. Et pourtant, comment faire autrement si l’objectif de l’aide est d’accroître la connaissance de ce qui affecte le sujet, en sollicitant une participation active ?

  1. Le schéma général du soin est de commencer par écarter les addictions les plus néfastes au discernement – alcool pour commencer − et d’élargir l’horizon, encore très étriqué à la période du ‘‘sans alcool’’, pour atteindre le ‘‘hors alcool’’, le stade incertain de sagesse épicurienne.
  2. Le principe de la rencontre, sans jugement, avec sincérité, sans langue de bois, avec cependant le souci d’un langue commune à partir de concepts et de formules partagés, le souci de connaître l’autre par l’écoute attentive, par l’entretien d’histoire, par le travail commun au sein des groupes et de la gestion de l’association, le partage des expériences sont de nature à faire reculer les préjugés.
  3. Les thématiques des réunions, l’apprentissage de la pensée analogique par le cinéma, la façon de conduire un raisonnement pour aboutir à des éclairages renouvelés, en entretiens et ailleurs, l’incitation à lire encore et toujours des ouvrages critiques, anciens ou actuels, sont de nature à passer de la pensée paresseuse à la pensée dialectique, à saisir la complexité sans s’y perdre.
  4. Le sujet retrouve sa raison, un meilleure équilibre affectif grâce à l’arrêt de l’addiction et au travail d’élaboration mentale auquel il s’astreint, grâce aussi aux activités physiques, créatrices et ludiques qu’il choisit. Le médicament peut avoir, ici, une utilité. Cependant, la structuration psychique évolue peu ou lentement et le sujet doit apprendre à vivre avec.
  5. Les défenses et les troubles cognitifs régressent aussi avec l’abstention d’alcool et le travail sur soi. Ils peuvent devenir latents puis, de nouveau, au premier plan en cas de reprise de l’addiction alcoolique.
  6. La vie affective a parfois été (en partie) préservée. Elle peut se (re)construire. Elle dépend de la nature de la personnalité, selon qu’elle fait ou non une place équilibrée aux autres et à soi-même.

L’addiction doit être remplacée par des activités qui favorisent l’expression de la sensibilité.

  1. Nous ne choisissons pas le monde dans lequel nous vivons mais nous pouvons nous éloigner de ce qui ne nous convient pas et nous rapprocher de ce qui nous convient. L’implication et les responsabilités associatives participent à la citoyenneté, dans sa double dimension de refus et de propositions.

Au terme de cette longue présentation des obstacles et des aides au discernement, vous êtes sans doute à mesure de dire si, globalement, vous êtes satisfait de votre discernement.

Vous pourriez donner un exemple de progrès en matière de discernement, en référence à la période de l’addiction.