Faux problèmes, vraies solutions

J’ai toujours détesté le mot abstinence au singulier. Il ne me parle vraiment qu’au pluriel, tout comme d’ailleurs le terme de consommation contrôlée.

Les abstinences

L’abstinence au singulier évoque l’interdit religieux, la castration et elle peut être vécue comme une amputation par l’alcoolique. Je lui préfère, à peine, le terme de non-consommation. En fait, je préfère pointer trois périodes : avant, pendant et après l’alcool. Dans l’après-alcool, je distingue le sans-alcool et le hors-alcool. Le sans-alcool correspond à la mise en place de l’abstinence et peut comporter des reprises d’alcool. Il perdure, parfois, en dehors même de tout soin, pendant des mois ou plus rarement des années, sans travail d’élaboration mentale. Cette période sans alcool s’achève assez souvent par un retour insidieux ou brutal à la consommation antérieure avec souvent une décompensation  en chaine de la situation clinique, familiale et sociale.  Le hors-alcool correspond à un travail d’élaboration. Il peut être interrompu par une ré-alcoolisation avec des conséquences variables. Une ré-alcoolisation peut être enrayée aisément si le sujet a effectué un travail psychique suffisant et s’il a conservé un lien avec le cadre d’accompagnement. Dans le cas contraire, elle peut être grave.

Il n’y a pas une mais des abstinences. J’énumère les principales :

  • L’abstinence d’objectif : récupérer son permis de conduire, calmer le jeu vis-à-vis  de l’entourage. Elle ne dure qu’un temps. On peut en rapprocher l’abstinence des femmes enceintes, y compris quand elles sont alcooliques, et l’abstinence confessionnelle des musulmans pratiquants.
  • L’abstinence de nécessité, commandée par la raison, choix déduit de l’épreuve des faits : « Je ne sais plus boire avec modération, donc je ne bois plus du tout ». Cette abstinence subie est souvent grise. C’est une abstinence de deuil, un deuil particulier puisque l’objet reste présent et disponible. On peut en rapprocher l’abstinence protégée par l’Espéral.
  • L’abstinence épicurienne. C’est la plus aboutie des abstinences. Elle intègre la contradiction : « Puisque je peux pas m’empêcher de boire de l’alcool, je ne vais pas en boire une goutte ». Elle repose sur un travail psychique élaboré. Elle a permis au sujet de revisiter son histoire, de mieux se connaître, de retrouver ses marques. Le sujet conjugue fièrement le plaisir de ses responsabilités et la responsabilité de ses plaisirs. Elle ouvre le sujet à la réflexion critique et à l’altérité. Elle devient légère et pétillante comme du champagne, savoureuse comme un vin de Bourgogne. Elle fait vivre autrement la convivialité, tout en autorisant initiative et créativité. Elle participe à la réorganisation du fonctionnement mental du sujet. Elle suppose l’accompagnement et l’implication. Elle ne relève pas d’un menu fast-food.

 

Les consommations contrôlées

  • La plus pratiquée et la plus laborieuse des consommations contrôlées est certainement celle de l’alcoolo-dépendant. Enormément de sujets dépendants attendent le soir et le week-end pour s’alcooliser. Triste, ennuyeuse et éprouvante vie machinale que de subir l’après-travail comme le travail. Certains dépendants parviennent à se contrôler en dépensant beaucoup d’énergie, de volonté et de sens de l’organisation. C’est aussi à eux, et pas seulement aux thérapeutes cognitivistes, qu’on doit les tableaux de consommation apportés en consultation avec les journées rouges, oranges ou vertes.
  • Les toxicomanes pratiquent longtemps la consommation contrôlée : l’alcool fait partie des produits destinés à l’obtenir l’effet-dose recherché avec les médicaments psychotropes, le cannabis… À la fin, c’est l’alcool qui prend le contrôle. Comme disait un de mes patients : « C’est l’alcool qui me boit ».
  • Le Baclofène permet dans environ ¼ des cas un contrôle de la consommation chez l’alcoolique, étape possible dans une démarche d’abstinence. Comme disait une patiente déconcertée : « À présent, pour boire, je dois me forcer ».
  • Une fraction des alcooliques, celle qui réunit le moins d’impulsivité et de troubles psychopathologiques, celle qui ne fantasme pas sur l’objet-bouteille, retrouve une consommation très modérée et durable, toujours à distance de l’alcoolisation incontrôlée et de l’état dépressif associé.
  • Certains alcooliques s’en tiennent à une consommation ponctuelle et espacée, essentiellement gustative. Pour autant, on ne peut les considérer comme « guéris » car, au moindre relâchement, ils vérifient à leurs dépens, que leur état naturel est l’excès.
  • Une consommation peut être, un temps, contrôlée chez l’alcoolique, ne serait-ce que par la maternelle surveillance du conjoint, et cesser de l’être par l’effet combiné de la dépendance neurobiologique, du réveil de la « part alcoolique », d’une rupture d’étayage.
  • Selon les cas, la consommation contrôlée peut être un mythe ou une réalité éphémère ou durable. Comme me disait une patiente : « Je n’oublie pas que c’est à partir d’une consommation contrôlée que j’ai retrouvé la consommation de dépendance ».
  • La plus simple et radicale des consommations contrôlées consiste à se mettre à l’eau, sans tolérer d’exception. Elle amorce souvent une belle déclinaison de non.

 

Les distinctions faites ont trois significations :  

  • Proposer l’abstinence ou la consommation contrôlée comme deux menus de restaurant  manifeste une indigence certaine de l’offre de soin.  Cette alternative catégorique  est la conséquence logique d’une pratique centrée sur le produit.
  • Le soignant est là pour accompagner son patient afin qu’il vive mieux sa réalité. Sa position de principe en faveur de l’abstinence, pour claire et fondée qu’elle soit, doit laisser le sujet libre. C’est au sujet de s’approprier son choix.
  • Au cours d’une vie, la relation à l’alcool change. L’expression « Jamais, plus jamais » doit être bannie du vocabulaire de l’alcoologie. L’horizon d’une journée est déjà assez lointain

 

Les vraies solutions

Les vraies solutions résident dans l’attitude du soignant :

  • manifester de l’intérêt pour le patient ;
  • éveiller sa curiosité pour la problématique alcoolique ;
  • l’amener à examiner et à dépasser les  problèmes qui ont fait de l’alcool une solution, l’aider à se détourner de l’objet-alcool pour d’autres objets plus épanouissants, qui lui permettent de découvrir et d’exprimer ses potentialités ;
  • bref, l’accompagner, créer un lien, une alliance thérapeutique, lui proposer un cadre qu’il puisse fréquenter ou retrouver, quelle que soit la relation à l’alcool du moment.

C’est dire l’importance d’un accompagnement clinique sur la durée, au sein d’un cadre accessible et pérenne.