Réalisation: John M. Stahl

Date : 1945 / USA

Titre original : Leave Her to Heaven

Durée : 110mn

Acteurs principaux : Gene Tierney (Ellen Berent), Cornel Wilde (Richard Harland), Jeanne Crain (Ruth Berent, la demi-sœur d'Ellen), Vincent Price (Russel Quinton), Mary Philips (Mme Berent, ma mère d'Ellen)

AA/SA

Mots-clés : Manipulation – Jalousie – Couple – Psychopathie – Dépendance affective

 

Commentaires du Dr  Henri Gomez

Histoire

L’histoire évoque les magazines mélodramatiques de l’époque du tournage, un vrai roman-photo en couleurs. Une jeune femme aux yeux bleus dévastateurs, un jeune écrivain à cheveux ondulés, plutôt réservé, en face à face dans un wagon, en route pour une destination commune. Elle lit le dernier roman du jeune homme qui ne déclare pas d’emblée son identité. Ils sont invités par un gentleman-farmer, l’auteur du récit et également homme de loi, dans une belle propriété exotique, proche du Mexique... Le spectateur d’aujourd’hui imagine sans peine ce qu’Hitcock aurait fait d’un tel scénario. Hélas, John M. Stahl ignore à la fois le suspense et l’humour. Son jeu de caméra a la platitude d’un clip publicitaire pour touristes en quête de dépaysement, même si l’histoire se déroule sans le moindre mexicain à chapeau ou serviteur noir. Le moteur de l’intrigue est constitué par la folie, inapparente au début mais bien réelle, de l’héroïne, Ellen. Elle est entourée de sa sœur, en réalité une cousine adoptée, et sa mère, qui semble sur le qui-vive. Ellen fond sur Richard, le romancier sentimental, comme l’aigle plonge sur sa proie. Un mariage-éclair suit le coup de foudre. Puis Ellen s’attache, méthodiquement, à isoler l’homme sur lequel elle a jeté son dévolu. Elle le coupe de ses liens : son jeune frère handicapé, le vieil ami homme à tout faire. Elle bute sur l’amitié naissante entre Richard et sa propre ‘‘sœur’’, Ruth, vécue comme une rivale…

Intérêt en alcoologie

            Il n’est pas utile de boire pour développer une addiction à l’autre, sur le mode de l’appropriation. Ellen a connu un lien fusionnel à son père. Son voyage correspond d’ailleurs à une cérémonie funéraire : elle doit disperser les cendres de son père sur un lieu choisi par lui. La façon dont elle se débarrasse de son fiancé, promis à un bel avenir de procureur, devrait inquiéter le héros, il est vrai sensible au stéréotype du « coup de foudre ».

Le narcissisme et la possessivité peuvent devenir parfois criminels. L’amoureuse a un cœur de glace quand il s’agit de parvenir à ses fins. Ses manipulations font cependant long feu. Elles peuvent faire illusion un temps. Dans les histoires de patients, les meurtres prémédités sont heureusement exceptionnels. En revanche, d’assez nombreuses personnes, alcooliques ou non, font preuve d’une toxicité dont les conséquences accompagnent et endommagent la vie de bien des patients, alcooliques ou non.

Le film fonctionne aussi sur l’image du double : Ellen et Ruth ont une ressemblance assez frappante, ce qui souligne, d’une certaine manière, le phénomène Jekyll et Hyde, retrouvé et mis en évidence chez les personnalités clivées sous l’effet de l’alcool ou, ce qui est moins habituel, sans alcool. Il existe des pervers sobres, qu’ils aient été ou non alcooliques pratiquants. Quelques années plus tôt, Fritz Lang avait développé la théorie anthropomorphique selon laquelle les méchants avaient la gueule de l’emploi, dans son célèbre « M le Maudit ». A ce propos, le procureur éconduit et cependant manipulé par Ellen lors de son passage à l’acte suicidaire, jouait les méchants dans les films de la période. Là, il incarne un grand benêt véhément, aveuglé par son infortune passée. Les apparences sont parfois trompeuses. Le discernement et la prudence s’imposent dans la vie relationnelle.

L’histoire montre le silence des proches, d’abord parce qu’ils ne comprennent pas le problème, ensuite par souci de respectabilité.

 

 

Commentaires de Bénédicte Sellès

Histoire

            Le film commence par la fin… Des pêcheurs, près d'un lac, échangent des ragots autour de Richard Harland, le propriétaire de la maison insulaire nommée « back of the moon ». L'homme en question sort de deux ans de prison. Son avocat raconte l'histoire à un ami.

            Deux ans plus tôt, Richard Harland croise dans un train la belle Ellen Berent. Cette jeune femme s'amourache rapidement du romancier dont elle est en train de lire le roman. Ils tombent amoureux, et Richard passe quelques jours dans le ranch de sa (future) belle-famille. Ellen était déjà fiancée quand Richard l'a rencontrée. Cela ne l'empêche pas de rompre ses fiançailles promptement avec l'avocat Russel Quinton. Elle aime Richard, elle lui voue un amour démesuré, pathologique même. Elle va tout faire pour empêcher quiconque de faire obstacle à leur relation amoureuse, quitte à commettre des meurtres.

Intérêt en alcoologie : La dépendance affective dans le couple

            Ce film illustre bien la dépendance affective qui peut s'installer dans un couple, et ses dérives les plus mortifères. L'amour d'Ellen pour Richard porte d'emblée le sceau de la possessivité, l'exclusivité, la jalousie, et la manipulation. Autant de caractéristiques qui prouvent son immaturité affective. Ellen a transféré son attachement à son père sur la figure de Richard qui, curieusement, ressemble physiquement à son père quand il était plus jeune. Ce simple détail attise sa convoitise pour le jeune homme. On peut supposer qu'Ellen entretenait une relation fusionnelle avec son père, quand il était encore en vie, et qu’elle n’est pas parvenue à en faire le deuil.

Ellen a une représentation déformée du lien amoureux. Elle considère Richard comme le seul homme qui est capable de combler toutes ses attentes, ses désirs, et ses besoins affectifs exigeants. Elle ne tolère pas la solitude, qui pourrait la renvoyer à son incapacité d’être seule et donc à sa fragilité narcissique. Elle reproduit un mode de relation infantile à l’autre, de type fusionnel, en recherchant avidement de l’amour inconditionnel et de la protection auprès de son mari. Elle se projette tellement dans la figure de son époux qu’elle en vient à vivre par procuration à travers tout ce que ce dernier peut lui apporter.

Ellen adopte très vite des comportements affectueux et charmeurs pour susciter l'amour de Richard. Son but est d'être aimée par lui autant qu'elle l'a été par son père. Elle déploie tous les stratagèmes possibles afin de s'assurer l'amour de Richard, l'érigeant à un idéal. Or, le sentiment de sécurité laisse vite la place à la déception, à la crainte d'être abandonnée, et aux conduites manipulatrices pour panser ses blessures narcissiques. C'est une sorte « d'amour idolâtre » dans lequel la jeune femme idéalise de manière démesurée d'objet de son affection, ce qui met en relief son absence de consistance et stabilité identitaires. Cet amour est marqué par un début intense et soudain, mais dissimule le désespoir habitant la jeune femme.

Ellen rompt très rapidement ses fiançailles avec Russel Quinton, son précédent amant, afin de se dévouer corps et âme au nouvel homme de sa vie. Elle n'était probablement pas amoureuse de Russel, qu'elle oublie bien vite, peut-être parce qu'il ne ressemblait pas suffisamment à son père ou qu’il comblait seulement un vide affectif de manière passagère.

La rapidité de cet attachement laisse présager qu'Ellen va développer une dépendance affective vis-à-vis de son mari, qu'elle souhaite n’avoir rien que pour elle. A cette dépendance affective s’ajoute une relation d’emprise, puisque la jeune femme ne prend pas en considération les désirs d’autrui, et qu’elle peut se positionner aussi bien en victime qu’en persécutrice en fonction de ses intentions. Ellen manifeste d’ailleurs une intolérance à la frustration et une instabilité émotionnelle. Lorsque sa mère et sa belle-sœur débarquent sans prévenir chez elle, elle vit leur présence comme une intrusion dans sa vie de couple. Elle se comporte comme une enfant qui fait un caprice, méprisante et agressive envers ses invités.

Elle tolère de moins en moins le manque d'intimité dans son couple, les murs étant très fins dans une maison peuplée en permanence par le frère de Richard et son vieil ami qui fait office de « bonne à tout faire ». Pourtant, Richard s'adapte afin que sa femme soit plus tranquille, plus satisfaite. Il suggère à son frère et son ami de déménager dans la cabine en face de la maison. Ellen désire accaparer tout le temps dont dispose son mari, même celui qu'il dédit à l'écriture de son roman, c’est-à-dire à son métier et à ses centres d'intérêts.

Comme le disait Freud : « dans l’aveuglement de l’amour, on devient criminel sans remords. » Cette citation s’applique littéralement à Ellen, qui ne semble éprouver aucune culpabilité, aucun regret, à satisfaire son désir de posséder l’objet aimé. Sa passion pour Richard la pousse en effet à tuer, indirectement puis directement, les individus qu’elle considère comme des obstacles à son épanouissement conjugal.

Ellen révèle au fil du film des tendances psychopathiques par son absence d’empathie pour autrui. Elle encourage insidieusement son beau-frère à nager, pour ensuite le laisser se noyer en demeurant indifférente à ses appels au secours. Elle sacrifie son futur bébé, encore en gestation dans son ventre, en tombant volontairement dans les escaliers, ce qui provoque une fausse couche. Ce bébé, rappellons-le, qu'elle ne désirait pas si ce n'est pour ressusciter l'amour de Richard, qui s'éloigne de plus en plus d'elle en remarquant la nature envahissante de l’amour de son épouse. La jeune femme développe une jalousie obsessionnelle vis-à-vis de sa belle-sœur, Ruth, qu’elle accuse de convoiter son mari, de passer trop de temps avec lui, d'être trop charmante en sa présence. Ses doutes, injustifiés au départ, deviennent bien-fondés, puisque Ruth et Richard se rapprochent à mesure que le mari redoute de découvrir la vérité sur sa femme.

Ellen a toujours voulu que Richard soit à elle, qu'il lui appartienne comme si c'était un simple objet et non pas une personne singulière et individualisée. Elle lui a répété tout au long du film qu'elle ne le laisserait jamais s'en aller. Elle décide alors de se suicider, tout en ayant au préalable pris le soin de créer des preuves afin de faire inculper Ruth, qui serait alors accusée de meurtre. Elle manipule son amant délaissé, Russel, toujours amoureux d’elle et qui est devenu un avocat éminent entre-temps. Elle lui écrit une lettre dénonçant Ruth. Russel prend plaisir à accuser Ruth puis Richard d'avoir causé la mort d’Ellen. Il n’aura pas le discernement de comprendre qu’il a été utilisé par elle pour servir ses propres desseins.

Le film se termine sur une note heureuse, en dépit des nombreuses tragédies. Motivé par un sentiment de sacrifice de soi, Richard passe deux ans en prison à la place de Ruth. Les deux personnages se retrouvent plus tard pour vivre un amour partagé, respectueux et réciproque.

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