Réalisation : John Madden

Scénario : Shawn Slovo, d’après le roman de Louis de Bernières

Date : 2001         Pays : GB-Fr-USA

Durée : 131 mn

Acteurs principaux :

Pénélope Cruz : Pelagia

Nicolas Cage : Antonio Corelli

John Hurt : Dr Iannis

Christian Bale : Mandras

David Morissey : Günther Weber

Irène Papas : Drosoula

A/SA

 Mots clés : Ivresse – autorité – cristallisation – amitié – non-violence

 

 

  1. Céphalonie, une île grecque, qui donne à l’histoire son unité de lieu. Des soldats italiens ont été chargés de l’occuper pour des questions stratégiques. La cohabitation va devoir s’organiser… Les élus repliés dans leur Mairie refusent de remettre symboliquement les clés de la soumission. Leur argument ? Ils ont battu les italiens en Albanie. Ils n’acceptent de se rendre qu’à leurs vainqueurs : les allemands. Leur refus griffonné sur une feuille de papier est lu par le Capitaine Corelli. Il peut donner le ton à une réflexion élargie.

Allez-vous faire foutre !

Allez Vous Faire Foutre (AVFF) la formule résonne comme une claque rageuse. Le respect se mérite. Ce sont des paroles de personnes qui en ont assez. Elles ont fait des efforts. Elles ont donné le meilleur d’elles-mêmes. Elles ont fait preuve de persévérance, de patience, d’abnégation, d’altruisme, de naïveté, sans doute. Elles n’ont rencontré qu’hostilité, incompréhension, indifférence, hypocrisie, condescendance ou mépris. Un point de rupture a été atteint. Elles refusent d’aller plus loin… De plus en plus de personnes se trouvent acculées à un dilemme : se conformer, subir jusqu’à la dépression, l’épuisement, le burn out dont on ne se relève jamais vraiment ; ou … par ce petit pétage de plomb, explicite ou muet, lâcher prise, renoncer, changer de cap et d’objectifs. Le comportement dominant, aujourd’hui comme hier, est la soumission, acceptée ou désirée, comme l’a démontré, dès son époque, un Etienne de La Boétie. Selon les époques et les systèmes politiques, les emprises et les antagonismes évoluent jusqu’à atteindre un seuil insupportable, débouchant sur la violence de la guerre. Des remises en cause deviennent cependant possibles devant l’inacceptable. Le « Allez-vous vous faire foutre » est une position de refusant. Il n’y a pas encore de projet alternatif, peut-être parce qu’il n’en existe pas de concevable. Mais, une chose est sure : la limite de tolérance a été atteinte et dépassée. La tolérance suppose d’écarter préalablement l’innaceptable, sous peine d’évoluer en complaisance ou compromission. Désormais, la seule solution est la rupture. Il n’y a de place ni pour l’illusion ni pour le compromis.

Puisque nous nous occupons de personnes alcooliques, le point de basculement se situe dans la perception d’une limite dépassée, suffisamment de fois, pour entrainer la révolte de la ‘‘part saine’’ contre la ‘‘part alcoolique’’. L’alcool est enfin perçu comme l’ennemi, comme l’agent principal des malheurs, des déconvenues et des pertes. C’est dire, dans cette conception du rejet de tout compromis trompeur, l’inanité de la position de la consommation contrôlée. Dans cette conception, l’attention reste fixée sur le produit alors qu’il serait vital que la personne s’intéresse enfin à elle-même, à ce qu’elle est, d’où elle vient, vers quoi elle voudrait aller.

Dans la trame de l’histoire, la formule est associée à une situation d’échec. La défaite est consommée. Leur liberté est perdue. Leur identité et la fierté qui se rattache à elle survivent à leur situation. La personne alcoolique doit admettre sa défaite devant l’alcool pour retrouver fierté et identité.

La relation à l’alcool étant remise en question de façon explicite, il appartient à la personne d’apprécier ce qu’elle doit changer dans son propre fonctionnement mental et relationnel pour que le refus de la dépendance se mue en projet de vie alternatif.

À la période du sans-alcool, le AVFF peut être intérieur, silencieux, pour faire vivre le rejet de l’alcool, même et surtout s’il prend pour l’extérieur les apparences de la politesse : « Non, merci ». Le AVFF s’adresse d’abord et surtout à la part obscure de soi, tentée de redonner à l’alcool le statut de solution ou de « plaisir innocent », pour reprendre une formule de Corelli. Il s’adresse également aux personnes toxiques ou superficielles, par leur refus d’admettre le fait de la dépendance ou par excès de prévenance. Il se démarque des usages sociétaux incompatibles. Le hors-alcool suppose une déconstruction méthodique des différents attributs concentrés sur la bouteille, le verre et l’ingestion d’alcool. Le hors-alcool associe esprit critique et ouverture.

L’alcool n’est pas synonyme d’horreur. Les soldats italiens assignés à demeure dans cette île ne sont pas aussi insouciants que leurs amitié musicale ou leurs moments « festifs » pourraient le laisser supposer. L’ivreté – l’ivresse légère – du Capital Corelli et de ses amis s’accommode de leur désir d’évasion. Elle masque leurs inquiétudes et leur malaise. Ils n’ont pas choisi d’être là. Ils n’ont même jamais braqué leurs armes contre quelqu’un, comme le précise Corelli. Ils ont plutôt l’état d’esprit d’occupants conscients de déranger une population avec laquelle ils n’ont aucun contentieux. Si Corelli satisfait à l’ébriété, lors des douces nuits de l’été, c’est probablement parce qu’il ne supporte pas sa condition de soldat envahisseur alors qu’il est viscéralement non-violent. L’histoire permet de s’interroger sur le statut de l’ivreté : comment être joyeux ou du moins oublieux du contexte, sinon en se livrant aux plaisirs accessibles. Surpris à jouer avec une enfant, Corelli défend le bien-fondé des plaisirs innocents dans les temps difficiles. Quand l’abus d’alcool débouche sur des fautes de goût et des écarts de conduite, il est nécessaire d’aviser, ce qu’il fait en quittant le logement occupé. L’alcool a aussi un effet révélateur dans l’histoire. Passablement saoul, mis en demeure de montrer ce qu’il sait faire avec sa mandoline, Antonio Corelli bat la mesure sur son instrument, tête penchée, dans l’attente de son instant d’intervention dans une musique orchestrale qu’il imagine. Lorsque les premières notes se font enfin entendre, leur limpidité dans la nuit d’été immobilise Pélagia qui s’apprêtait, méprisante, à quitter la table, à la suite de son père. Leur magie opère, illustrée par le changement d’expression de la jeune femme, de part et d’autre de la bougie allumée.

Le docteur Iannis est la figure d’autorité de l’île, par ses connaissances, son savoir-faire et sa bienveillance un peu distante. Il n’abuse pas de cette autorité mais en use pour faire taire les querelles politiques dans la taverne du village. Il met en jeu son autorité affectueuse auprès de sa fille Pélagia qu’il forme au métier de médecin comme il la conseille en amour. Il tient également ce rôle aux côtés de Corelli, montrant indirectement à Antonio qu’il est pour lui un « gendre recevable ». C’est lui, au tout début du film, qui donne à celui qui a regagné sa patrie des nouvelles de Pélagia, à distance de la guerre, au lendemain d’un tremblement de terre qui a secoué l’île. Nous vérifions ainsi que l’autorité n’est pas  le pouvoir. Yannis laisse les différents acteurs libres de leurs choix et de leurs actes. Il ne se prive pas de donner un point de vue argumenté ou illustré. Il conteste, à l’occasion, l’arbitraire des occupants pour négocier ensuite avec eux dans le but d’obtenir des moyens de soin issus de l’intendance militaire. Il suggère au paysan qu’il a guéri de sa surdité mécanique d’être prévenant à l’égard de sa femme, en devançant certaines de ses attentes, en modifiant le climat de la relation conjugale. Yannis est chirurgien, médecin, psychothérapeute. Il connaît le monde insulaire de Céphalonie de l’intérieur, chaque famille, sa géographie et son histoire, un peu comme un soignant immergé dans le monde de l’alcoologie, en cotôyant diversement ses habitants par des dialogues singuliers, des temps collectifs partagés.

Le film est aussi une rencontre sentimentale. Il a l’intérêt de montrer le phénomène de la cristallisation amoureuse, à partir de l’incompréhension initiale surmontée par la découverte d’affinités électives. À la différence des rencontres convenues des réseaux sociaux ou du speed dating, les personnes ne sont pas mobilisées par l’idée de séduction ou de conquête. Elles prennent leurs marques, au risque de déplaire. Elles peuvent s’affronter et exprimer des désaccords. La distance maintenue permet la construction de la relation, au fil des événements partagés et pas seulement par l’effet des échanges verbaux. Yannis explique bien à sa fille la différence entre l’état passionné déterminé par la nouveauté et l’amour fondé sur la connaissance mutuelle, les épreuves, les complicités et les réussites partagées.

Mandras et Pélagia sont tous deux natifs de la même île, mais ils diffèrent par la culture. Mandras manque péniblement de finesse. Pélagia comprend à demi-mot. Son fiancé ne sait ni lire ni écrire. Par comparaison, Pélagia est savante. Devenu soldat, le jeune homme ne peut lire les lettres quotidiennes de sa promise et encore moins lui répondre, semant la peur et le trouble chez la jeune femme, au point qu’elle finit par se demander si son amour pour lui n’est pas l’effet de son imagination et d’une attirance physique. La mandoline sert la rencontre amoureuse alors que la danse en exprime le désir.

La gaîté, l’allant et le charme du Capitaine Corelli ont également éveillé l’amour d’un soldat dont l’homosexualité n’est pas explicite dans le film. Faute de pouvoir faire vivre son attirance, le soldat promet à Pélagia, quand la violence se déchaine, qu’il saura protéger Corelli. Celui-ci lui devra, un peu plus tard, effectivement, la vie, au prix de la sienne, en se couchant sur lui.

Le thème de l’amitié est également très présent dans l’histoire : amitiés entre les jeunes filles de l’île, entre les femmes et les hommes de même génération, entre les soldats italiens réunis par la musique et le chant. Un italien mime gentiment une déclaration amoureuse à une vieille dame amusée. Le Capitaine Günther Weber, originaire du Tyrol rattaché au Reich, a épousé les points de vue de ses parents. Il a fait sienne l’idée de revanche, née de l’hécatombe de la Première Guerre Mondiale et du Traité de Versailles. Il admet, en dépit de sa présentation timide, presque effacée, appartenir à la « race supérieure », comme le lui fait remarquer humoristiquement un soldat italien lors d’une veillée étoilée. Il ne peut cependant rester insensible au climat amical et chaleureux des italiens et à une jeune îloise, amie de Pélagia. Cet élan partagé aboutira à l’exécution, par deux jeunes résistants grecs, de la jeune femme coupable d’avoir embrassé sur la joue le soldat allemand. Mandras, interpellé par sa mère, laisse faire. Il partage la culture machiste de ces méditerranéens. Une femme ne peut disposer d’elle-même. Nous avons connu cela à la Libération. Seuls les hommes pouvaient transgresser.

L’histoire se prête à une différenciation entre hédonisme et épicurisme. Au début de son installatation, la joyeuse bande conduite par Corelli mise sur l’hédonisme pour adoucir son séjour. Hors service, le temps est consacré aux plaisirs de la plage, aux beuveries chantantes, aux amours avec de jolies dames de petite vertu, amenées avec les armes et les bagages. Cet hédonisme va cependant évoluer avec la dégradation brutale des relations entre les militaires italiens et allemands. Libérés militairement par la mise à mal de Mussolini, considérés du jour au lendemain comme des comparses défaillants par les représentants du Reich, les italiens culturellement proches des grecs vont faire valoir, Corelli en tête, un choix d’affinités, celui de s’allier avec les résistants grecs. L’hédonisme n’a plus lieu d’être quand la survie et l’éthique sont convoquées. L’épicurisme devient ascèse courageuse. L’épicurisme intègre l’altérité, à la différence de l’hédonisme.

Le film peut inspirer un dernier débat, le statut de la non-violence dans une situation de guerre, d’autant, qu’à côté des guerres classiques, en uniformes, il existe d’autres formes de violence. De nos jours, la violence se manifeste en cravate et costume, avec de belles paroles sonores et creuses. Comment faire vivre la non-violence dans un monde qui utilise tout une panoplie des violences ordinaires par les médias, mais aussi l’Education et la Formation orientées, les haines et les oppositions entretenues ou niées, la mainmise de l’argent spéculatif, la virtulisation des relations humaines, la trahison des élites, sans oublier le contrôle social par la législation et la force policière ? Les temps actuels montrent les défaillances du système démocratique quand les conditions économiques, sociales, culturelles et les dérives induites n’en permettent plus le fonctionnement.