A l’heure

De la dictature numérique

Philippe Forest

Gallimard, Tracts, n°19 2020

3€90, 57 pages

 

Le professeur Forest a commencé sa carrière en Angleterre dans une université élitiste. Il l’a continuée et achevée à Nantes. Il est donc bien placé pour établir des différences entre un enseignement exigeant, mais compatible avec la liberté et les initiatives des étudiants, et un enseignement massifié, essentiellement pourvoyeur de chômeurs. Il souligne que rien n’est joué à 20 ans, tout en déplorant que la première année de licence soit devenue une « classe de rattrapage ainsi qu’une énorme plateforme de réorientation. En Lettres, des cours de grammaire, d’orthographe et d’expression écrite ont été introduits ». Nous sommes confrontés à la « Secondarisation » du Supérieur. La démagogie rattachée au principe de non-sélection a reposé sur d’habiles pondérations entre les matières.

Le résultat est qu’un nombre considérable d’étudiants abandonne en chemin pour différentes raisons indépendantes de leurs potentialités réelles. Quelques-uns atteignent le niveau d’un master alors que leur travail, tant sur la forme que sur le fond, n’offre aucun intérêt. L’auteur critique, à juste titre, le caractère obligatoire de certaines disciplines pour le moins désuètes et l’absence de maîtrise d’autres langues que le français.

La préparation d’un doctorat exige de se soumettre à toute une série de critères contraignants, inspirés par les laboratoires ou les collectivités territoriales. Philippe Forest souligne l’intérêt du développement de la formation aux métiers du Livre, de la bibliothèque, de la librairie ou de l’édition. Il est effectivement très agréable de dialoguer dans les grandes librairies avec des salariés cultivés, capables d’orienter les recherches des clients. L’auteur pointe une emprise managériale croissante, un effet normatif des appels d’offre et des audits. Il aborde ensuite le passage douloureux au « distanciel » qui supprime également le « côte à côte » et le « face à face ».

Les capacités d’écoute critique et d’élaboration facilitées par la relation réelle s’effacent. « Donner un cours magistral donne l’impression désagréable de parler devant un pool de dactylos ». Une part des efforts des étudiants consiste à « bidouiller » des copier-coller de documents trouvés sur internet. Les QCM (questionnaire à choix multiples) sont désormais présents dans l’enseignement de la littérature. « Des sites – que les collégiens connaissent bien – procure pour un prix modique et sur commande, des dissertations, des commentaires pour à peu près toute les œuvres » des programmes.

Il n’est de culture que numérisable. Les petits éditeurs disparaissent. Les auteurs inconnus doivent payer pour publier leurs livres. Les vrais lecteurs se font rares. Un nombre croissant de personnes se contente d’ersatz ou de conférences-vidéo. La liberté à l’heure du numérique pose ainsi de plus en plus problème. Sous prétexte d’enregistrement et de diffusion des cours, les interventions des professeurs sont surveillées. Le distanciel revient à supprimer l’interactivité tout en s’imposant de plus en plus comme nouvelle norme relationnelle.

Les réserves formulées vis-à-vis du numérique sont encore plus justifiées pour son usage dans la relation clinique. Nous avons à nous opposer, comme praticiens, à l’accroissement du distanciel et des entretiens codifiés. Il ne s’agit pas là d’un combat d’arrière-garde. Privilégier la relation vraie, interactive, être exigeant en termes de maîtrise de la langue et de connaissances générales, est une façon de s’opposer à un monde irrespirable, à une société totalitaire. La dictature a toujours su renouveler ses formes d’oppression. S’en tenir aux formes historiques qu’elle a pu prendre relève de la naïveté, du déni ou du cynisme. À moins d’être sourd et aveugle, ou stupide, il est difficile de ne pas prendre conscience qu’un monde à la Orwell et à la Huxley se met en place.