Philippe Videlier

Gallimard, Tracts, n°27      2021

3€90, 29 pages

 

Si le lecteur essaie de dégager les objectifs de l’essai de Philippe Videlier, spécialiste de la Turquie et du génocide arménien, deux conclusions s’imposent à lui. L’auteur entend mettre en garde contre la personnalité du président turc Erdogan, tout en la rattachant à des caractéristiques récurrentes de la politique des Turcs à l’encontre de leurs voisins, s’ils ne sont pas musulmans comme eux-mêmes professent de l’être. À un second niveau, Videlier défend le droit à la critique et à la satire en ce qu’elles mettent en évidence des agissements insupportables aussi bien à l’encontre des animaux – ici, les chiens d’Istanbul – que des humains, notamment les Arméniens. Son style est fluide, sa démonstration plaisante ; jusqu’à un certain point.

Le tract n°27 trouve son intérêt dans ses rappels historiques et ses données récentes de l’histoire de la Turquie. Il y avait eu quelques réactions au génocide perpétré par les Turcs à l’encontre de la population arménienne en 1915. Le sultan de l’époque, Abdul-Hamid, avait des relais permissifs dans l’opinion occidentale, tel le ministre des Affaires étrangères français, Gabriel Hanotaux. Trotsky avait décrit la société turque sans complaisance et Jaurès avait eu l’occasion de montrer son courage politique en traduisant le discours du ministre bien-pensant par la formule : « C’est l’acte d’accusation contre les victimes par les bourreaux ». Le génocide arménien permit à Léon XIII, un pape réputé social, de démontrer qu’en cas de drame politique, le Saint-Siège donne toujours l’exemple d’un silence favorable aux Puissants. Jaurès encore : « Pas un cri n’est sorti de vos bouches, vous avez assisté, muets, et par conséquent, complices, à l’extermination ! ». A la fin du XIXème siècle, des réfugiés politiques dénonçaient pourtant la barbarie et le terrorisme d’Etat de leur pays… Du temps a passé. La Turquie laïque d’Atatürk a vécu. Le traité de Sèvres (1920) qu’il souhaita redéfinissait les frontières de la Turquie, tout en permettant l’amnistie des génocidaires.

Erdogan est au pouvoir depuis vingt ans. Il a induit un virage intégriste, nationaliste. Ses comportements et pratiques sont dignes d’Adolf, de ses sbires et de ses émules. Pour ceux qui aiment les chiffres (p23), « en cinq ans, il avait fait arrêter 22321 membres du parti d’opposition, le Parti démocratique des peuples, destitué 4463 juges et procureurs, radiés 130000 fonctionnaires et mis derrière les barreaux 180 journalistes ». Il a un très bon ami Alliev, le dictateur héréditaire de l’Azerbaïdjan musulman, qui poursuit la politique de persécution des Arméniens. Une caricature d’Erdogan dans Charlie Hebdo a suscité ce qui fait le titre de l’essai : les nouveaux journalistes de l’hebdomadaire ont été traités de bâtards et de fils de chiennes par le ministre de la Culture turque.

Videlier nous apprend que les chiens d’Istanbul, qui constituèrent longtemps une seconde population dans la capitale, firent l’objet d’une extermination en règle, quand les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès renversèrent le sultan Abdul-Hamid II. Au printemps 1910, les chiens de Constantinople furent déportés sur un îlot de la mer Marmara. Ils y crevèrent de faim. Cette histoire fait penser, par association, à un film faisant écho à la Solution finale, localisé au Japon, sans doute pour satisfaire à la bonne conscience des Américains, par Wes Anderson, « L’île aux chiens », de 2018. Cette animation conte l’histoire de chiens parlants concentrés sur une île chargée d’immondices, après un épisode de grippe canine. Un exemple de confinement-déportation. Anderson connaissait-il l’histoire de l’îlot de la mer de Marmara ? A-t-il plagié par ignorance ou par anticipation, selon la formule de Pierre Bayard, puisque, depuis, la planète a connu la covid 19 ?