Troisième édition

Thierry Discepolo

AGONE - CONTREFEUX

20€, 298 pages utiles

latrahisondesediteurs

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L’ouvrage de Thierry Discepolo est une réédition. Ce type de mise à jour est indispensable dans le monde des éditeurs, car les regroupements, les rachats et les prises de participation en modifient constamment les contours. Ce livre a un indiscutable intérêt informatif et pédagogique pour les lecteurs et auteurs.

Avant de commencer d’en présenter le contenu, j’ai envie de résumer mon double vécu d’amateur de « livres exigeants », pour reprendre une expression souvent présente dans ce livre, et d’auteur d’ouvrages contributifs à la réflexion politique et à la pratique sociale.

Ayant eu la chance, que j’apprécie de plus en plus, de voir accepté d’une manière agréable car dialoguée, « Ce que nous apprennent les addictions », par Dunod (du groupe Hachette, Lagardère-Bolloré), je renverrai les lecteurs de cette fiche à mon livre à disposition en avril 2023. Mes pages 68 à 71 proposent une méthode aux « échapper aux livres nuls », pour l’appréciation directe d’un livre. Elles évoquent également la censure et l’autocensure intériorisée. L’auteur en parle, mais pas tant que ça, pas très clairement. Il pointe, sans trop le caractériser, ce que j’appelle « l’effet microcosme » : des productions qui n’ont d’autres fins que l’autopromotion de leurs auteurs, comme l’a pointé Roland Gori. Sa critique principale vise les « gros » éditeurs qui ont comme préoccupation principale de couvrir l’ensemble du marché de la lecture.

J’ai apprécié qu’il relève la prolifération extravagante des livres de développement personnel, autour des maîtres à penser et professeurs de sagesse de notre modernité poussive. Dans mon bureau, les patients peuvent méditer sur un dessin encadré où un homme visiblement malheureux, et la corde au cou, s’apprête à se jeter du haut d’une pile de livres aux titres engageants : « Être libre », « Un nouveau départ », « Retour sur soi », « À chaque jour son chemin », « Plus de bonheur » etc…, jusqu’à « Pensée positive ».

Il ne parle pas des bandes dessinées pour adultes qui racontent ce qu’il faut savoir de la vie politique ou du « plan pour sauver la planète ». Il ne mentionne pas non plus les bas-fonds de l’édition à compte d’auteurs, alors qu’elle propose, de temps à autre, des livres intéressants reproduisant des thèses, des enquêtes de personnalité ou des biographies révélatrices de mondes ignorés.

Il ne fait pas allusion au mépris dans lequel sont tenus les auteurs sans pedigree et sans relation, via l’outil de distanciation numérique. « Envoyez votre manuscrit et attendez. Si vous n’avez pas de réponse dans un mois, c’est que c’est non. » Proposer un livre exigeant, en lien avec des enjeux réels, relève dans ces conditions d’un optimisme morbide. Agone qui produit ce livre annonce cette réponse par informatique.

Discepolo critique plus particulièrement Antoine Gallimard. Pour le visiteur de librairie que je suis, j’apprécie de pouvoir lire en moins d’une heure un des Tracts Gallimard. J’ai besoin de trente secondes pour apprécier si je l’achète ou pas en fonction de la quatrième de couverture et d’une demi-page lue au hasard.

Le lecteur peut être saisi de vertige devant les phénomènes de concentration capitaliste des maisons d’édition. Il dépend pour débusquer un ouvrage digne de ce nom de la conscience professionnelle mais également des compétences et des options politiques du libraire. Discepolo fait état de la modestie des salaires au sein des grandes librairies. Il existe plus que des inégalités injustes entre un libraire digne de ce nom et un marchand de drogues dures.

Il y a deux façons distinctes d’éloigner les « livres exigeants » des rayons où ils peuvent être découverts. La méthode totalitaire privilégie la censure cancellée. L’ouvrage est ignoré, sans motif explicité. La méthode démocratique, complémentaire, consiste à inonder le marché de livres qui épousent les modes et l’évènementiel, dans le genre potins mondains. Une troisième méthode, intermédiaire, consiste à suggérer à l’auteur des modifications ou allègements qui rendent le fond et la présentation plus conformes. Avant Dunod, un éditeur aurait accepté le texte de « Ce que nous apprennent les addictions » si j’avais consenti  à supprimer les croquis humoristiques de François Gonnet et mes légendes. J’ai cru comprendre que le passage concernant le « lecteur de sensibilité » avait déplu.

Je ne peux que recommander « La trahison des éditeurs ». Les amateurs de saga seront satisfaits. Plusieurs grandes maisons ont épousé l’air du temps, à la période de l’Occupation, Gallimard en tête. D’autres, nées de l’esprit de résistance, comme les éditions de Minuit, créées par Jean Bruller dit « Vercors », appartiennent désormais à cette grande maison, tout comme d’ailleurs Casterman, qui édite les Tintin. Hachette (Lagardère-Bolloré) abrite Dunod mais également Calmann-Lévy qui connut bien des misères sous l’Occupation, en raison des origines juives de ses fondateurs. Elle abrite la collection des « Mille et une nuit », sans parler du Livre de poche. Il est amusant de retrouver de très bons livres répartis dans des maisons différentes. Actes Sud a beaucoup grossi au fil des années. Cet éditeur nous a fait connaître Naomi Klein. Il avait cependant écarté fermement notre manuscrit, pour accepter ensuite un ouvrage sur les addictions qui correspond au niveau zéro de l’esprit critique : un ressassement laborieux et fastidieux du programme des Alcooliques anonymes, un de ces ouvrages délicieusement dépolitisé, coupé des réalités de l’offre de soin pour les personnes en difficulté avec les addictions.

Il est instructif d’apprendre comment s’établit le prix d’un livre et les parts respectives prises par les différents intervenants, de l’auteur au pilon des invendus (page 270). Le schéma de commercialisation d’un livre est très explicite (p 269). En revanche, il n’est pas donné d’informations sur les moyens d’amplifier l’impact d’un « livre exigeant » sous la forme de podcasts ou d’enregistrements vidéo pédagogiques pour internet.

On découvre que dans le monde de l’édition, les responsables de collections peuvent changer de maison comme des joueurs professionnels de club.

Cet ouvrage est recommandé pour les tables de chevet. On peut le prendre, le laisser et le reprendre.