Devenir soi-même

Par la fiction

Julien Cueille

Enseignant psychanalyste

Erès

Août 2022

25€, 283 pages

Mangas sagas series les nouveaux mythes adolescents

S’atteler à une matière inconnue – les mangas, sagas et autres séries, à un âge très éloigné de la catégorie sociale qui s’en nourrit, a quelque chose d’ingrat. Ces productions, sans oublier les jeux vidéo, sont parfaitement inconnus à l’auteur de cette fiche. Au plus, a-t-il dû regarder un film de Harry Potter dans sa vie. À ce qu’il en sait, le héros myope de cette saga a eu des gros problèmes d’addiction par la suite, ce qui n’est pas étonnant en considérant la confusion entre un adolescent et un personnage de fiction devenu mythique.

Le lien avec les jeunes générations se fait, malgré les décennies écoulées, par les héros de sa propre enfance, tels ceux de Hergé ou de Franquin pour les bandes dessinées. Devenir soi-même par la fiction n’a rien de nouveau si l’expression désigne les phénomènes de symbolisation qui construisent l’imaginaire de tout un chacun. La nouveauté de ces sources culturelles est ce en quoi elles s’opposent, en apparence du moins, avec celles des générations précédentes.

Il en est ainsi des mangas, avec l’écriture et la lecture sinistrogyre qu’elles imposent. Les médias de notre modernité permettent une contagiosité virale des nouveaux mythes. Harry Potter serait ainsi le livre le plus lu au monde chez les adolescents. L’intérêt pour les histoires fantastiques relève d’une « frénésie partagée » (p11). Il fonde une véritable néo culture que des auteurs tels que Boimare ont rapproché de leur peur de se frotter au réel. L’appétence pour le fantastique serait une manifestation du refus de l’exercice de l’esprit critique, à « l’apprentissage de la vie par l’expérience. », une réaction au matérialisme déshabité.

« Il y aurait quelque chose de pourri au royaume des superhéros ». Dans son roman graphique « Watchmen » (2018), Alan Moore met en scène des superhéros retraités, diminués, mentalement atteints ou reconvertis dans les affaires. Ils n’ont plus leur place dans le monde désenchanté des années 80. Ils participent à « un univers délabré ». Les « méchants charismatiques » comme Tom Jedusor de Harry Potter ont la côte d’amour, tout comme Joker, un héros psychopathe, dont Phillips a proposé un film en 2019. « Les personnages plébiscités sont ceux qui ne savent pas qui ils sont » et se découvrent au cours de la narration. La « quête de soi » est un invariant des fictions à l’intention des adolescents.

Les œuvres qui font partie de la culture commune sont assez peu nombreuses. Les plus citées sont les plus disponibles sur le marché. Certains jeunes s’en écartent car estimées trop communes. Il s’agit moins d’un souci de distinction, dans l’esprit de l’observation de Pierre Bourdieu, que de l’aspiration à manifester sa singularité. Le critère décisif est le « like » : j’aime : « Je ne sais ni qui je suis, ni d’où je viens, encore moins où je vais ; mais je sais ce qui me plaît. » « Dans un monde où les repères semblent s’effriter, l’imaginaire est un recours vital. La crainte de l’effondrement n’est jamais loin, et l’apocalypse rode ».

Il y a une passion pour les histoires de vampires, une façon d’évoquer le thème de la possession, « une fascination pour le morbide, sur fond de dépression, de toute-puissance, de perversion narcissique » (p33). « Les personnages de fiction sont « des totems qui sécurisent les territoires internes ».

« Dans une société saturée d’informations (et privée de concepts interprétatifs), la moindre production donne lieu à des commentaires « d’experts » sur le Net. Cependant, la culture du Like manifeste, à sa façon, la « tyrannie des émotions » (p41). Le commentaire participe « à la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux » (p43).

Il va de soi que cette production correspond à des « sommes pharaoniques » (p44). La « fièvre de l’instantanéité et de l’épidermique semble avoir contaminé presque tout l’espace culturel » (p46).

Tout bon objet peut se convertir en mauvais. Ainsi dans les contes, la mère est figurée sous le « double aspect de la fée et de la marâtre » (p47).

Les instituts d’audience mesurent tout, visant à gérer les individus à partir des réseaux numériques. Les cultural studies portent sur les codes de domination sociale, leur détournement, leur contestation par les minorités, les groupes de pairs, les groupes de fans, toutes celles et ceux qui s’expriment sur la Toile (p 56).

Les générations participant à la pop culture sont sensibles aux injustices et aux inégalités sociales, sans pour autant développer une critique sociale systématique et systémique (p59).

La science dans sa rage de tout mettre en statistiques fait courir le risque de méconnaitre… ce qui ne se mesure pas, notamment le sentiment d’incomplétude, la place du manque (p65).

Ulysse – cher Ulysse – avait l’art d’improviser en fonction des situations. Les comportements actuels en relèvent souvent.

La pop culture (sinon la culture du plus grand nombre) est-elle l’addition de celles de minorités plus ou moins convergentes ou se caractérise-t-elle principalement par sa contagiosité, sa « viralité » ? (P76).

L’héroic fantasy recycle des légendes médiévales délaissées par la littérature « légitime ». (p76). « La fascination pour la misère et le crime, pour l’énigme, la prégnance d’un imaginaire médiéval et barbare, doivent autant au fantasme » qu’à l’attrait pour le morbide (p79). Ce n’est pas sans évoquer le roman gothique (Frankenstein et Mary Shelley, ou la mystéromania déjà illustrée par Les mystères de Paris et Eugène Sue.

L’auteur consacre quelques pages à la contagiosité des récits, à propos des religions du Livre faisant place à la dimension spirituelle, à côté des rites et des « modes d’énonciation ». (p86). La contagiosité religieuse s’opère par l’effet d’un récit et de personnages. Le recul, le « pas de côté », liés à la croyance ne sont pas replis ou enfermements. Ils ont valeur de ressaisissement avant élan. L’action procède de la méditation. Le tout se vit comme une passion enracinée dans le réel. La spiritualité est un exercice personnel et solitaire, même s’il peut être accompagné par une musique inspirée. Elle se distingue catégoriquement de l’effet mimétique qui mettrait en jeu des neurones miroirs.

À propos des totems et tabous, rattachés à la réflexion de Freud, les tabous concernent les crimes, les sacrilèges, la cruauté, les interdits, les totems, les figures de protection symboliques. S’il s’en trouve dans les récits traditionnels, on relève que les héros de la pop culture sont beaucoup plus ambigus et porteurs de contradictions fortes.

« Aucun interdit n’aurait la moindre efficacité s’il ne reposait sur une introjection, inscrite dans un héritage mythique imaginaire, relayée par l’éducation familiale et les institutions » (p95).

L’humain n’est pas fait que de raison et de passions. Il a besoin de croyances et de rites. Les grecs, « inventeurs de la démonstration » disposaient d’un imaginaire mythique luxuriant. (p110).

« Le mythe est un récit apte à faire advenir à la parole cette part d’indicible, de rendre intelligible l’inconscient » « Le mythe permet de dire l’irrationnel, voire le sacré, autrement que sur le mode du dogme religieux ou de l’adhésion rituelle » (p 116-117). Le mythe (d’après Lacan) comporte une dimension de délire, de relation à l’invisible. Sa fonction la plus éminente pourrait bien être, plutôt que laisser l’imagination du côté du chaos et de la folie, de les tisser, de les organiser, de les rendre en quelque sorte compatibles avec le registre symbolique » « Le mythe permet de dire l’irrationnel, voire le sacré, autrement que sur le mode du dogme ou du rite. » (p117).

« Tout ce qui ne tue pas rend plus fort », tel semble le fil guide de la culture pop.(p131). Les intertitres de ce chapitre sont évocateurs : « Nous sommes tous les ados en croissance », « Se nourrir de récits », « Nous sommes tous des primitifs ».

Nous atteignons une partie plus clinique de ce livre qui rejoint l’expérience clinique actuelle.

« Comment ignorer que le complexe d’Œdipe s’est absenté des fictions d’aujourd’hui » (p145). « Au-delà des stéréotypes genrés, il semble que le problème vienne d’une érosion du discours amoureux lui-même » (p146).

Le seigneur des anneaux est l’exemple d’un récit où la composante sexuée s’efface devant une quête narcissique. Même absence dans Moby Dick où la poursuite de la baleine blanche relève d’un égo pathologique. Jouissance et mort se confondent. (p147)

Comme le souligne Vernant (1989), chez les Grecs, l’autre avait 3 figures : la divinité, la mort, l’amour.

Il semblerait que loin de dépasser le complexe d’Œdipe, nous ayons « régressé en deçà au point que le conflit œdipien n’est même plus possible ! » (p148). « Les mutations psychiques de l’individu couplées aux mutations sociales de la famille induisent des troubles d’une autre espèce : on cherche moins à tuer le père qu’à se trouver soi-même » (p149).

L’auteur nous conduit à un constat que nous avons vérifié nous-mêmes : les profils psychologiques ont changé. Les structures proprement œdipiennes s’effacent devant les organisations limites de la personnalité et les problématiques narcissiques. Et les mutations se poursuivent en termes d’indifférenciation, d’instabilité, d’évolution vers les psychoses et les autismes. Les adulescents ont besoin d’une quête initiatique indéfinie. Il se trouve que les addictions font leur lit de ces contextes, marqués par l’incertitude identitaire et l’effacement des repères. L’arrêt de l’addiction, via l’élaboration mentale, peut être le point de départ d’un changement profond de nombre de personnalités inachevées.

Ainsi l’histoire d’Harry Potter est celle d’un auto engendrement, sur fond d’absence de désir sexuel (p157). Harry et Tom Jesudor sont des doubles contrastés. L’enjeu pour Harry est de s’éloigner de Tom, de trouver son unité pour passer à l’âge adulte. Le côté obscur, la « part maudite » est constituée par la présence de Tom dans la psyché d’Harry. Nous retrouvons ce type de conflit interne/externe en clinique.

« Il est sans doute dérangeant de devoir faire descendre de l’Olympe le sublime des mythes antiques, pour aller chercher l’équivalent, dans le fatras des fanfictions, avec ce qu’elles peuvent avoir de convenu et de répétitif, voire de consternant », un fatras ésotérico-surnaturel, avec ses démons, sa magie, à la sauce samouraï, à la cause médiévo-fantastique, à la sauce-fictionnelle » (p163)

Vernant souligne le rapprochement au sein d’une même approche philosophique, celle de Pythagore ou d’Héraclite, qui réunit le connaissable et l’inconnaissable. La religion chrétienne en porte la marque dans un rapport au divin qui privilégie le silence plutôt que la parole, l’inconnaissable plutôt que la science. Cette approche a été qualifiée de théologie négative. (p174). Elle fait cohabiter la connaissance fragmentaire et l’ignorance absolue.

« Je n’aime pas quand c’est tout noir ou tout blanc » déclare les habitués de la pop culture (p180). Ce n’est pas un dialecticien familier de l’ambivalence qui leur donnera tort. Mais que traduit la pop culture sinon cette opposition manichéenne ou ce clivage qui caractérise l’individu postmoderne ?

L’apocalypse est omniprésente : les histoires proposent des rescapés en quête de survie. Un grand nombre de jeux « immergent les joueurs dans un univers très noir ». Dans le japonais Akira, un corps humain est dissous dans l’acide et le résultat de cette opération chimique est évacué dans les toilettes (comme l’a relaté un fait divers intervenu à Toulouse, car un des inconvénients de ce type d’œuvre de fiction est de faciliter le passage de la fiction à la réalité, spécialement sous l’effet de substances psychoactives).

Les individus hypermodernes semblent avoir renoncé à l’espérance, pour le sociologue De Gaulejac : vaste sujet qui pose la question de l’articulation de l’immanence et de la transcendance. « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark », s’exclame Hamlet. Plus largement, dans Le Seigneur des anneaux ou Harry Potter, l’abjection s’incarne dans des personnages bizarres. Comme le souligne Kristeva : le sacré coïncide avec l’abject. L’auteur souligne que ces fictions font écho « au territoire de l’Etat-Limite, qui n’est pas celui de la psychose, du moins pas tout-à-fait ; la folie rode et on peut basculer à tout moment » (p190) Et les addictions contribuent à cet équilibre instable, plus ou moins alternatif.

Cueille affirme (p201) : « L’adolescent qui ne vit plus qu’à travers les jeux vidéo se confond avec les personnages de morts-vivants auquel il est confronté. » Le commentaire spontané est : est-ce bien utile de s’y plonger ?

Pour lui, le roman d’Anne Riche de 1976, « Entretien avec un vampire dont il a été tiré un film, au titre éponyme, que j’ai vu (hélas) évoque aussi bien la mélancolie que la perversion narcissique. Les personnages évoquent les états-limites, « souvent écartelés entre des affects d’exaltation grandiose et des moments d’abattements mélancoliques ou angoissés » (p205)

Ces fictions semblent régies par un mot d’ordre : « sauver sa peau ». (p219), ce qui fait écho à l’affirmation inverse : « Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera. ». Cette phrase de l’Evangile peut se retraduire ainsi : « Car celui qui voudra réussir sa vie échouera et celui qui se moquera de la réussite narcissique et matérielle en donnant priorité à l’Autre : soi-même, cet inconnu, les proches les plus proches et les moins proches, d’autres inconnus, l’Autre, enfin, comme Inconnu, celui-là la sauvera en lui donnant du sens ». C’est plus long, un peu alambiqué et incertain, mais cela veut dire la même chose.

L’auteur insiste : « La confrontation à la mort ou à la souffrance, sous couvert de l’immunité de la fiction, ouvre un espace potentiel de désappropriation-réappropriation de soi, en laissant ouvert le double écueil du fantasme de toute-puissance et de l’abîme dépressif » (p229)

Nous sommes en amont de l’Œdipe, dans des zones archaïques de la psyché. Le commentaire qui vient à l’esprit : est-ce bien utile et raisonnable de s’y complaire ? Pourquoi accorder une telle importance à ce foutoir, si révélateur du mal-être contemporain ?

Plus loin, Julien Cueille évoque le « prix de la toute-puissance » (p251) : « Nombre d’adolescents sont dans des états d’éruptions colériques ou pulsionnelles difficilement contrôlables » associées à « un manque de confiance parfois maladif confinant à l’autodestruction, qu’elle soit physique (les addictions, les conduites à risque), sociale et scolaire (mise en échec et retrait).

Pour lui, la notion de bipolarité, dont la médecine et les médias ont « fait des tartines », exagère et fige les variations d’humeur des états-limites, avec des périodes de « trop » et des périodes de « pas assez », d’exaltation et de dépression (p253).

Les ados et ceux qui leur ressemblent, parfois indéfiniment, se prêtent au « jeu des identifications multiples » (p259), terrain d’élection des jeux de rôles. Ceci permet une précision sur la différence entre Moi idéal et Idéal du Moi. Le Moi Idéal est une vision archaïque de soi, fondée sur la toute-puissance narcissique. L’idéal du Moi est le produit d’une élaboration lente et durable qui fait la part des figues symboliques et du relatif. L’idéal du Moi permet de maîtriser ses pulsions. Il est trace du Moi idéal et force de dépassement d’un stade infantile. Il fait intervenir l’étayage culturel.

Arrive le temps de la conclusion qui porte sur le fantasme transhumaniste, cette rencontre de la mégalomanie infantile et du refus terrifié et ridicule de la mort.