Fenêtre sur cour

Contre-enquête

Pierre Bayard

Paradoxe

Les éditions de Minuit

18€, 172 pages

 

Hitchcock s est trompe

C’est à notre initiative que nous aurons le plaisir d’écouter la présentation du dernier livre de Pierre Bayard, dans les locaux d’Ombres Blanches, le 30 novembre prochain, le même jour que notre réunion de famille élargie, à la salle Gascogne du Conseil de Région. La filiation de ces moments est évidente : « Hitchcock s’est trompé », à propos des protagonistes de Fenêtre sur cour. Les acteurs du champ alcoologique et politique se trompent sur les potentialités du groupe de parole intégratif, particulièrement en termes d’élaboration mentale. L’individu postmoderne, nos dirigeants eux-mêmes ne se posent guère la question de l’élaboration mentale pas plus qu’ils ne doutent de la perspicacité d’Alfred Hitchcock. C’est dans ce contexte, que nous intervenons !

Une opinion d’ensemble pour ce nouvel ouvrage qui n’a nul besoin de nos éloges pour se vendre. Il est passionnant, moins finalement par le film que par ce qu’il permet de discuter. Si j’avais à retenir cinq expressions pour souligner ce qui en fait l’intérêt, à la manière de nos fiches cinéma, je choisirais : invraisemblance, biais cognitifs, complotisme, fantasmes, créativité.

Les invraisemblances

Nous ne pouvons, si nous faisons preuve d’équité, accuser ce film d’Hitchcock d’invraisemblances, pour la bonne raison que le cinéaste s’est toujours moqué de la rationalité, cet habillage de nos pulsions et impulsions. Dans « Les 39 marches », de 1935, le scénario évoque la progression héroïque digne d’un album d’Hergé, avec une addition de scènes plus invraisemblables et pittoresques les unes que les autres. Dans « Une femme disparaît », de 1939, le spectateur le plus crédule ne peut accorder le moindre crédit à cette histoire de message secret codifié en morceau de musique. Dans ces deux histoires, la trame de la menace du nazisme sert de prétexte à deux stratégies de séduction, à deux histoires d’amour. Le personnage masculin doit triompher des préjugés de celle dont il s’éprend. Ces deux films manifestent un humour ravageur et les images-symboles foisonnent. Que ceux qui doutent de cette analyse se rapportent à ces deux productions de jeunesse.

En fait, Hitchcock est un maître de la manipulation de nos émotions. Il nous fait régresser par l’invraisemblance de ce qu’il donne à voir. Rien n’est faux mais aucune explication ne se suffit à elle-même. Jeff, le photographe cloué dans son fauteuil roulant en raison d’un plâtre qui l’immobilise, est un voyeur comme le sont tous les spectateurs d’une salle obscure. Il peut développer des troubles interprétatifs sans être paranoïaque. Il s’ennuie, Il n’a qu’un aperçu très partiel du monde qu’il observe. Il interprète en ignorant, à partir des stéréotypes et des schémas de pensée qui sont partagés par beaucoup d’entre nous mais également à partir de ses défenses. Combien d’utilisateurs du numérique s’autoproclament aujourd’hui spécialistes de géopolitique alors qu’ils vivent entre quatre murs ou dans un microcosme ?

Les biais cognitifs

La question des biais cognitifs est d’un intérêt majeur, dans la mesure où se pose la question très actuelle de la construction du sens (Chapitre IV). Pierre Bayard en cite plusieurs. Le biais de confirmation est banal. Nous avons une propension à trouver ce que nous cherchons pour étayer nos a priori. Le biais de cadrage est un autre classique. Chacun d’entre nous a ses médias de prédilection qui lui présente la réalité comme il souhaite la découvrir. L’auteur ajoute l’effet de halo que nous pourrions appeler « les premières impressions » que nous savons pourtant souvent trompeuses. Le biais narratif n’a pas besoin d’être démontré. Chacun raconte l’histoire à sa manière. Si l’on est loin de la source, nous avons quelque chance de raisonner à partir d’une histoire narrative plus ou moins fantaisiste.

Le complotisme

Comme le souligne Pierre Bayard (p126) : « Construire une histoire permet de se donner l’illusion de maitriser le réel en se protégeant de l’angoisse de son incohérence. » Et l’auteur en arrive à parler du complotisme, thème idéologique largement répandu dans les médias depuis quelques années. Il semble utile d’effectuer une mise au point à propos de ce concept qui a connu un indéniable succès.

Les personnes de bon sens s’accorderont pour ne pas porter crédit à une cause unique pour expliquer l’impact mondial et sans égal d’une propagation virale. Autant donner une explication unique aux problématiques alcooliques et addictives, d’y voir un complot cynique des alcooliers. Un film angoissant pourrait présenter un nouveau docteur Mabuse, aux ordres d’une poignée d’affreux banquiers et politiciens, mettant au point, dans un laboratoire secret, un virus résistant pour assurer la soumission d’humains terrorisés à l’idée de perdre prématurément leur vie routinière. Un film dramatique pourrait, à l’inverse, confronter, face à un Tribunal de juges sévères mais impartiaux, les auteurs de balourdises, de contre-vérités et d’arrière-pensées de « dictature sanitaire », en faisant l’économie de tout débat politique contradictoire. Un remake de « La ferme des animaux » pourrait donner une vision orwellienne de la politique induite par la menace virale. Pour la première fois dans l’histoire des Démocraties, toutes les sensibilités politiques ont été d’accord pour accorder un crédit total aux opinions successives des experts reconnus comme tels. Elles se taisent dans un unanimisme républicain, comme elles font silence sur les addictions.

Je me permets de citer un extrait de la fiche dédié au livre de Roger-Pol Droit sur la philosophie : Marx, Nietzsche et Freud sont, pour cet auteur, « les maîtres du soupçon ». Ils invitent à « passer derrière le sens apparent pour traquer ses causes cachées ». Ils valident un doute « envers ce qui se donne pour universel, rationnel et vrai. Le sens immédiat et visible n'est à leurs yeux qu’une façade où agissent, en fait, des instincts (Nietzsche), des intérêts (Marx), des pulsions inconscientes (Freud).

Allons-nous, dans la volonté respectable de nous distinguer des « complotistes », nous en prendre à ceux qui s’efforcent de faire vivre l’esprit critique, à partir de leurs sensibilités, de leur culture et de leurs expériences propres ?

Fantasmes masculins, archétypes féminins

Les héroïnes hitchcockiennes sont stéréotypées. Elles ont été étiquetées « blondes flashantes » par Serge Koster : des femmes blondes élégantes et désirables, plus ou moins inaccessibles ou dominatrices. Compte-tenu du physique plutôt ingrat du maître du suspense et des frustrations qu’il a endurées, il n’est pas étonnant que ces femmes soient souvent maltraitées. Selon la formule célèbre de François Truffaut, Hitchcock filmait les scènes d’amour comme des scènes de meurtre et les scènes de meurtres comme des films d’amour.

La mise en scène des femmes par Hitchcock a le charme de la suggestion en opposition avec des étals de viande. On peut lui rendre grâce d’avoir fait tout autant honneur à la gent masculine qu’à la gent féminine en donnant comme modèle masculin son antithèse, sous la forme de héros attractifs, même quand ils manifestent leurs parts obscures, tels que Cary Grant dans Soupçons.

La créativité

La créativité fait appel à l’imagination. Hitchcock comme Bayard n’en manquent pas. La créativité du premier vise à nous démontrer que nous sommes les jouets de nos émotions et de nos erreurs de point de vue, tout en nous divertissant. La créativité du second consiste à nous faire réfléchir sur le mode du paradoxe et de l’analogie, tout en nous divertissant également.