Edgar Morin

Editions Points
Le Seuil

8€10, 158 pages

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Voici un petit ouvrage qui repose des débats et des informations des médias audiovisuels. La table des matières est prometteuse. Il conviendra de s’interroger d’abord sur l’intelligence aveugle, sur la nécessité de l’approche complexe ensuite. Un paragraphe attire l’attention : « L’intégration des réalités expulsées par la science classique ». Le chapitre 3 évoque la simplicité et plaide pour les macro-concepts. Nous verrons que l’action est un pari et qu’elle échappe à nos intentions. Le 5 soulève des notions telles que l’auto-organisation, l’ordre dans le désordre (et réciproquement), la stratégie, le programme, l’organisation pour s’achever sur les solidarités vécues. Le sixième et dernier chapitre pose la question des grilles d’interprétation de la complexité. 

Nous attendons (en principe) de notre intelligence d’y voir plus clair, de mieux comprendre le réel. Les Sciences se sont données cet objectif. Nous avons dû déchanter. Nous avons admis les limites, les insuffisances et les failles de la pensée simplifiante. Nous avons accepté le principe de la pensée complexe pour réduire la marge d’erreurs face au réel. Au fond, même si Morin ne le cite pas, il a adopté comme beaucoup d’autres l’adage socratique : « Je sais que je ne sais rien ».

La pensée complexe n’écarte nullement les efforts et les résultats de la pensée simplificatrice. Celle-ci contribue à mettre de l’ordre, de la clarté, de la précision dans les données de la connaissance. La pensée complexe écarte seulement les interprétations simplistes, réductrices, unidimensionnelles. Elle sait qu’elle ne saisira jamais la totalité du phénomène observé. Son rôle sera de saisir les articulations des différentes grilles de lecture du réel. Nous pouvons nous accorder sur le principe selon lequel tout phénomène est une réalité contradictoire et évolutive.

L’intelligence aveugle

Les progrès en connaissances sont inouïs. Il en est de même des progrès en erreurs et approximations.

Une première cause d’erreur se situe dans notre subjectivité, dans nos croyances, dans ce qui est appelé notre idéologie.

Une seconde source d’ignorance se situe dans le mouvement même des progrès de la connaissance : il y a toujours plus à savoir.

Une troisième source d’ignorance se situe dans ce que Morin appelle « l’usage dégradé de la raison », formule amusante, quelque peu ambigüe. À rapprocher peut-être de « la pensée paresseuse » de

Cyrulnik.

La quatrième source d’aveuglement se situe dans les progrès technologiques, miroir aux alouettes fascinant qui nous transforme en apprentis sorciers. Hier, avec le nucléaire, aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle. 

Se pose la question de l’organisation de la connaissance, de l’interprétation des données. Morin rappelle l’opposition de la vision de notre soleil tournant autour de la Terre de celle de notre Terre tournant autour du Soleil. Comme ancien communiste, il fait le rapprochement entre les deux interprétations du phénomène concentrationnaire en URSS : constitutif d’un système totalitaire ou aléas historiques.

L’intelligence aveugle dans la mesure où elle associe disjonction, réduction, abstraction, alors que ces opérations sont à la source des progrès scientifiques, dans la mesure où elle s’interdit de relativiser en interrogeant sur les conséquences éthiques. 

L’hyperspécialisation a morcelé le réel jusqu’à confondre ses découpages arbitraires comme étant le réel lui-même. La pensée simplifiante isole chaque élément de son contexte, de son histoire, de son environnement au sens large du terme. Elle peut tout autant « juxtaposer la diversité sans concevoir l’unité ». Elle transforme les humains en « pédants aveugles » et Morin d’ajouter cette flèche (p20) : « Les médias produisent la basse crétinisation, l’Université produit la haute crétinisation ». Il ajoute : « L’incapacité de concevoir la complexité de la réalité anthropo-sociale, dans sa micro-dimension (l’être individuel) et dans sa macro-dimension (l’ensemble planétaire de l’humanité) a conduit à d’infinies tragédies et nous conduit à la tragédie suprême ». Une pensée mutilante conduit à des actions mutilantes.

La complexité

Les chapitres suivants sont moins captivants. Nous avons longtemps vécu avec la croyance que l’Homme était au-dessus de la condition strictement naturelle. Est arrivé le temps où la tranquillité des ignorances a été mise à mal. L’espace et le temps, auparavant dissociables ont été rapprochés. L’approche systémique et pluridisciplinaire s’est faite jour. Des vérités contradictoires se sont précisées. Dans un sens, le système doit se fermer afin de maintenir ses structures, sous peine de se désintégrer et, en même temps, son ouverture nourrit sa fermeture. Il résulte de l’observation que l’équilibre n’est qu’une forme de déséquilibre, comme le montre la pratique de la bicyclette (Ça, c’est moi qui le dit).

L’information est tout-à-la fois un message, un savoir, une mémoire, une politique et une force organisatrice. Les statistiques donnent une approche grossière, souvent riche en biais, qui a l’apparence trompeuse de l’exactitude.

Il est question d’auto-organisation : pour nous cette notion est centrale dans la mesure même où elle conditionne notre vie relationnelle tout en assurant notre vitalité physique et mentale.

Parler de complexité laisse entendre la permanence de contradictions plus ou moins figées et paralysantes.

Être sujet, ce n’est pas seulement disposer d’un corps, d’une intelligence et d’une affectivité. Être sujet, c’est décider ou accepter de « se situer au centre de son propre monde », sans que cela n’entraîne de crispation égocentrique.

Que l’autonomie se nourrisse de dépendances est une évidence.

L’homme doit naviguer entre deux convictions : celle de la cohérence et celle de l’incohérence. Il doit s’attacher à n’être dupe ni de l’une ni de l’autre.

Blaise Pascal : « Je ne conçois le tout qu’en considérant ses composantes et ses composantes qu’en les associant au sein du tout. »

L’action

L’acte peut être simplificateur : Alexandre tranche le nœud gordien alors qu’auparavant les autres n’arrivaient pas à le défaire avec leurs doigts. L’acte est aussi un pari.

« La stratégie permet, à partir d’une décision initiale, d’envisager un certain nombre de scénarios pour l’action, scénarios qui pourront être modifiés selon les informations qui vont arriver en cours d’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action. (p106). « La stratégie ne se borne pas à lutter contre le hasard, elle essaie aussi de l’utiliser ».

Nous devons être conscients des dérives et des bifurcations : des situations initiales très voisines peuvent conduire à des écarts parfois irrémédiables ».

Nous pouvons parler d’écologie de l’action. « Dès qu’un individu entreprend une action, celle-ci commence à échapper à ses intentions ».

La stratégie s’oppose au programme. En principe, celui-ci rend l’adaptation inutile.

La pérennité d’une organisation

Toute action tend à se dégrader, à dégénérer, ce qui implique une action permanente de régénération, nous pourrions presque dire de perturbation positive. Une action ne peut devenir routine. 

La bureaucratie définit des règles communes mais elle n’intègre pas l’innovation. « Tout ce qui est programme souffre de rigidité par rapport à la stratégie » (p120). 

« Plus une organisation est complexe, plus elle tolère du « désordre ».

Et, ce qui sera pour nous, le mot de la fin : « La solidarité vécue est la seule chose qui permette l’accroissement de complexité ».