Servance Mouton
Écrans,
Un désastre sanitaire
Il est encore temps d’agir
Tracts Gallimard n°65
3€90, 62 pages
Servane Mouton est neurophysiologiste. La quatrième de couverture pointe, sans surprise, ce que beaucoup pensent.
« Comment sortir de l’hypnose ? Le fait est, en premier lieu, sanitaire, sur les êtres en formation ; mais aussi sur le développement socio-émotionnel, nos relations inter-individuelles, notre lien à la vérité et à la libre formation de nos opinions. Il est plus que temps d’évaluer le bénéfice de la révolution numérique à l’aune de ses « externalités négatives », tant individuelles que sociales et environnementales. Sait-on ce que nous coûte vraiment cette prodigieuse quête technologique ? Savoir est nécessaire pour bien agir. »
L’auteure pose la question du libre accès. À partir de quel âge ? Serge Tisseron avait organisé, il y a quelques années, une réflexion nationale sur le même sujet, avec des propositions rapportées aux différents âges. L’auteure a participé à un groupe de réflexion plus récent qui a effectué d’autres propositions à l’évidence réfléchies, mais pour quels effets « systémiques » réels ? Avant d’aller plus loin dans la découverte de ce Tract on peut se dire, au vu de l’expérience, qu’une interdiction est une incitation à la transgression, que la modération est une habileté de langage ouvrant aux abus et aux pertes de contrôle. Nous en savons quelque chose dans le cadre des addictions. La question se pose, en pratique, plus brutalement : l’évitement est-il possible, avec quelles alternatives concrètes ?
Il semble difficile d’opter pour des positions équilibrées à partir du moment où il est fait en sorte que l’individu « n’a pas le choix » pour mener une existence normalement relationnelle. L’ensemble des institutions publiques et privées font la course à l’armement numérique. Il n’y a pas un jour sans que l’on constate une détérioration des échanges relationnels anciens, simples et pratiques, pour des voies virtuelles, forcément sécurisées qui diffusent un climat de méfiance généralisée. Le recours au numérique prend une tournure contraignante, sans…recours. Sans doute, est-il possible de se passer de réseaux sociaux et de jeux virtuels, mais personne ne peut minimiser l’emprise du numérique sur vos vies. L’abrutissement est à la portée de tous.
Certains observateurs subtils ont rapproché l’élection du nouveau pape, Léon XIV, de celle de Léon XIII, désigné à l’époque de l’essor de la Révolution industrielle, quand la férocité des rapports d’exploitation n’épargnait personne, ni les femmes ni les enfants. Léon XIII avait acquis la réputation d’un pape social. Une de ses formules est restée célèbre : « Il appartient aux pauvres d’être patients et aux riches d’être généreux ». Quelle sera le choix de Léon XIV à propos de la révolution numérique ? Donnera-t-il – par exemple – l’exemple du refus en supprimant l’usage des portables pour récolter le résultat des quêtes lors des offices ?
Nos politiciens semblent unis pour célébrer l’intelligence artificielle. Ils ne quittent pas leur téléphone portable. Quand ils ne parviennent pas à se faire filmer, ils ne manquent pas de donner leur opinion sur leur « compte ».
Plongeons-nous dans le texte de Madame Mouton.
« Le temps d’écran dit récréatif est faramineux, dès le plus jeune âge » (p5). Le temps numérique récréatif peut être égal à zéro, me semble-t-il.
En France, pour des enfants nés en 2011, à 2 ans, ils passent en moyenne 56mn par jour devant un écran, à 3 ans et demi, 1h35, à 10 ans et demi 2h36. Le message à faire passer à ses enfants ou petits enfants : « Si tu veux être cultivé et plus équilibré que tes petits camarades, utilise ce temps pour lire des choses intéressantes, pour faire le sport qui te convient et, au pire, rêve, ennuie-toi ».
Les troubles visuels. La myopie est l’avenir de l’enfant connecté. En Asie du Sud-Est, les 2/3 des moins de 20 ans sont myopes. Trois mécanismes s’associent. La vision de près habituelle, la lumière riche en bleu des écrans, la réduction de l’exposition à la lumière du jour.
Il a été décrit un « syndrome de stress oculaire digital » avec yeux rouges, brûlures, photophobie, défaut de larmes. »
Les complications liées à la sédentarité. Les accidents vasculaires cérébraux et les infarctus du myocarde doivent beaucoup à la sédentarité numérisée (sans parler des cyphoses cervicales, favorisées par nombre de bureaux polyvalents).
Les perturbations du sommeil. Le sommeil est le pilier de notre santé. La dette de sommeil favorise les pathologies cardio-vasculaires, l’obésité, les troubles de l’humeur et la dégradation des fonctions cérébrales. Dans une étude récente, la quasi-totalité des moins de 18 ans utilisent leur smartphone la nuit. La lumière bleue des écrans perturbe le cycle circadien et retarde le délai d’endormissement.
La maturation cérébrale. Jusqu’à 25 ans, la plasticité – ce qui veut dire tout autant la vulnérabilité – cérébrale est à considérer. Il se distingue une attention exogène, suscitée par les stimulations endogènes, et une attention endogène, à l’abri des excitations extérieures, qui est à l’origine des capacités de concentration. Il n’est pas besoin de dire quel est l’impact des stimulations exercées par les écrans (mais également par les ambiances traumatisantes). Inutile de chercher plus avant l’origine des « troubles déficitaires de l’attention ». Plutôt que d’avoir à coller une étiquette diagnostique quelques années plus tard, évitons d’exciter ou de perturber l’attention des enfants.
Le système de récompense. Deux voies : le court terme, le long terme. Les écrans sont pourvoyeurs de récompenses à court terme. (p13). Pensez à impliquer les enfants dans des projets à long terme, exigeant préparations et entraînements, riches d’interactions, d’échanges et de partages d’expérience.
L’écran donne seulement à voir (assez mal) et à entendre. Il n’y a ni le toucher, ni l’odeur, ni l’interaction, ni le mouvement et ses adaptations. La relation est appauvrie, débarrassée d’affect subtil. Tout se passe comme si la règle était désormais l’évitement relationnel, la crainte de l’imprévu, la peur de l’autre. Ainsi, avons-nous dû accepter un second rendez-vous en Visio avec la Direction de la CPAM alors que la première rencontre avait été des plus vivantes et passionnantes pour les membres de la CPAM présents à l’entretien. Nous aurions pu éviter de traverser la vie… La CPAM, comme d’autres institutions, ressemble à une forteresse. Il faut montrer « patte blanche » et être raccompagné (ou accompagné ?).
Madame Mouton ne croit pas au génie du « digital native » capable d’exécuter plusieurs tâches exigeantes simultanées. On ne peut considérer comme tels le fait de picoler, de fumer et de manger en même temps.
On appelle « phubbing » le fait que les parents absorbés par l’écran négligent les sollicitations de leurs enfants. « Joue avec ton smartphone et tais-toi ».
À l’abrutissement plus ou moins traumatisant de la pornographie numérique (100% des collégiens !), s’ajoutent, à présent, la montée en flèche de la prostitution infantile et même une pédo-criminalité en ligne. Ne pas être vu donne un sentiment d’impunité. La construction d’une relation affective est, pour le moins rendue, problématique. L’intelligence artificielle, avec les chatbots (des logiciels qui simulent le langage et la conversation) nous promet de nouveaux « bonds en avant ».
L’économie de l’attention (p23)
Reed Hastings, cofondateur de Netflix, le confie, sans pudeur : « Mon principal concurrent, c’est le sommeil ». L’arrivée des jeux en lignes gratuits accessibles sur smartphone est un désastre. Nos petits s’y précipitent dès qu’ils le peuvent. Rêver, imaginer devient insupportable, après quelques mois de conditionnement, en l’absence de l’objet numérique. Il est devenu banal après l’ouvrage de Shosnhana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, d’admettre la fin d’une vie réellement démocratique.
Les TIC (technologies de l’information et de la communication)
Le vocabulaire du numérique ne dit pas ce qui est. Il est question de cloud (nuage), de smartphone, de dématérialisation. En réalité, les outils numériques génèrent une pollution diversifiée et dévastatrice, en croissance continue : épuisement des ressources non renouvelables comme les métaux et les terres rares ; consommation d’énergie et d’eau, pollution du sol, de l’eau et de l’air, accumulation de déchets polluants actifs tels que les dérivés fluorés. L’empreinte carbone du numérique augmente de 6% par an. Par ailleurs des conflits armés se sont développés dans des régions du monde, telles que le Congo, pour l’accès aux minerais indispensables au numérique. L’ONU estime à six millions les personnes tuées depuis le début de cette guerre (1996), dont personne ne parle.
L’auteur nous apprend la montée en flèche des jeux vidéo en ligne. Elle s’interroge sur l’efficacité du numérique en matière éducative. Nous souffrons tous par ailleurs de la dénaturation de la charge de travail par « l’augmentation exponentielle des échanges épistolaires emails, sms, et autre messagerie instantanée » qui impactent la qualité du travail.
Nous aurons, inévitablement, l’occasion de lire de nombreux autres ouvrages d’informations descriptives et d’alerte, mais pour quels résultats concrets ? Nous subissons, tous les jours, une dématérialisation croissante de la vie relationnelle. Nous désapprenons à vivre ensemble. Tout est fait pour que la vie devienne impossible, en l’absence du smartphone. Quelle place reste-t-il aux humains pour vivre en liberté en exerçant leurs capacités au contact du réel ? Nous rencontrons, de plus en plus, deux catégories de personnes : celles qui utilisent sans modération les engins numériques et toutes celles qui font de même, tout en rechignant, parce qu’il ne leur est pas laissé le choix.