12 septembre 2022

Notre combat sans fin contre la soumission à ce qui nous fait du tort conduit à discuter d’un mot d’Aristote : acrasie. C’est en écoutant les bonus du film, « Un autre monde », de Stéphane Brizé, que j’ai appris ce mot d’un sociologue et psychanalyste, Christophe Dejours, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, auteur de plusieurs ouvrages remarquables sur la souffrance au travail. J’ai eu le privilège de l’écouter lors de quelques sessions passées de la « Nouvelle revue de psychosociologie. »

La définition du mot est simple. Elle renvoie à une forme de clivage entre ce que nous estimons bon ou souhaitable et ce que nous faisons. Je sais que je ne contrôle pas ma consommation d’alcool mais je vais quand même essayer de contrôler, je sais que fumer abime mon organisme mais je continue quand même, prendre de la cocaïne me ruine, fumer des joints me rend parano mais je continue quand même. Je ne me récompense pas vraiment en buvant, fumant, consommant, je me détériore et ce que je récolte comme souffrance et désagréments l’emporte de beaucoup sur la satisfaction éphémère et relative de la première gorgée ou des premières bouffées. Je ne suis pas plus borné qu’un autre et pourtant je continue.

L’acrasie, cette forme de clivage, se retrouve dans différents domaines, mais plus particulièrement au travail. Je voudrais m’attarder sur ce point puisque ce film, à proposer pour des HBA, l’illustre à la perfection.

Le travail, indépendamment, de ce que qu’il génère comme moyen de subsistance, participe à notre accomplissement et à notre identité. Jusqu’à une période relativement récente, cette vision optimiste du travail pouvait plus ou moins prévaloir. Historiquement, les premiers prolétaires sont ceux qui ont enduré la souffrance au travail dans ses formes extrêmes. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes ne sont pas bien au travail.

Brizé explicite la logique induite par la financiarisation de l’action humaine (personne ne peut remettre en cause Wall Street et la soif du gain des actionnaires) et Dejours celle réalisée par les gestionnaires. Ces derniers ont remplacé un autre groupe social, autour des années 1990, celui des ingénieurs (ingénieurs de méthode, de conception, de fabrication, de qualité). Les gestionnaires ne se préoccupent nullement de la réalité du travail et de la façon dont interviennent les différents acteurs. Deux critères leur suffisent : les objectifs et, à l’arrivée, les performances. Ils se satisfont de chiffres et de statistiques. Leur ignorance supprime le doute.

C’est sans doute un gestionnaire qui a imaginé que l’on pouvait réaliser en alcoologie un entretien motivationnel en 7 minutes.

Ce sont des gestionnaires qui sont incapables d’imaginer qu’un groupe de parole ou qu’une hospitalisation brève respectant nos référentiels soient des outils majeurs au service d’un accompagnement utile.

Ce sont des gestionnaires qui passent leur temps de travail à disserter de choses qu’ils ne connaissent pas. Leur travail consiste à saisir des données, à les mettre en forme, à les comparer. Ils contraignent les professionnels de terrain à prendre de plus en plus de temps devant leurs ordinateurs à rédiger des rapports que personne ne lit.

Les gestionnaires fonctionnent sur la base du déni du travail réel.

Un fossé infranchissable s’est constitué entre ce groupe social au service des actionnaires ou des directives et la satisfaction de ceux qui travaillent et de ceux qui bénéficient de l’activité.

Pour ma part, je crois avoir sauvé ma vie professionnelle le jour où j’ai mis au centre de l’accompagnement la relation avec les personnes en difficulté mais non dénuées de ressources pour autant. Rien de ce qui s’est dégagé de ma pratique n’a été compris par ceux pour lesquels les malades sont des chiffres, des catégories, des comportements, des coûts.

Dejours insiste sur la réalité du travail, et notamment sur la résistance du réel, sur l’expérience de l’échec, y compris, bien entendu, chez quelqu’un d’expérimenté. L’échec suscite des perturbations émotionnelles : la surprise, la colère, le doute, la frustration, la dévalorisation, le découragement. En retour, l’échec est une source d’endurance, de ténacité, de patience, de trouvailles, de souplesse, de lucidité accrue. La souffrance provoque et guide l’intelligence.

Avez-vous vous souffert au travail ? Avez-vous trouvé des solutions ?

Avez-vous identifié les ennemis dans le champ des addictions ?