06-07-2015
Pierre Bachère, un de nos psychologues-stagiaires actuels s’est donné pour objet de mémoire le thème de la spiritualité dans le cadre de la problématique alcoolique. Cette notion est présente dans le programme des Alcooliques Anonymes. C’est un thème difficile, délicat à examiner, car susceptible de heurter les croyances et incroyances de chacun. Ce mot est aujourd’hui employé sans que l’on sache toujours à quoi le rattacher : croyances, religions ou philosophies. Soulever la question de la spiritualité à propos de la problématique alcoolique revient à en examiner la portée soignante.
Comment tenter de définir la spiritualité ?
La spiritualité est présentée comme une aspiration à se relier au divin ou, du moins, à une réalité transcendante. Ce lien symbolique conduirait l’humain à se relier aussi à lui-même, aux autres, à la nature et à l’univers.
Au fil du temps, les spiritualités juives, chrétiennes, musulmanes et bouddhiques ont codifié, règlementé, en quelque sorte, le besoin de transcendance qui constitue l’une des caractéristiques de l’humain. Elles se sont développées jusqu’au Siècle des Lumières et à l’avènement d’un rationalisme scientifique. Elles ont pris la forme de doctrines antagonistes. Il est remarquable qu’à notre époque, très matérialiste et très addictogène, où l’esprit critique est inversement proportionnel au Pouvoir des médias, comme le remarquait déjà en son temps un Karl Krause, les fanatismes religieux gardent une force inquiétante. Les progrès réalisés par les sciences et la technologie ont été particulièrement inefficaces à restaurer les bases d’une spiritualité fondée sur le discernement. L’homo hubris est plus fou que jamais, qu’il croit en son Dieu ou dans le CAC 40. En France, c’est le Ministre de l’Intérieur − dont les aptitudes spirituelles n’ont jamais été évaluées − à qui est octroyé le ministère des religions !
Les religions sont plus ou moins évolutives. Elles sont plus ou moins infiltrées par la culture ambiante, qu’elles peuvent influencer aussi. Il est des communautés ouvertes ou entrouvertes et d’autres qui sont fermées, comme les portes. Elles peuvent être source d’art ou se donner comme objectifs de détruire les monuments culturellement signifiants.
Elles sont toujours enracinées dans le peuple, le pays, l’histoire dont elles sont issues. Elles ont leurs pages glorieuses et fécondes, et leurs pages scélérates. Elles ont pu être levain ou poison. Elles ont pu éveiller mais elles peuvent, aussi bien, anesthésier ou exciter. Dieu, les dessins de Dieu, le Divin Marché et sa main invisible, aperçue cependant par Adam Smith, ont servi à établir la domination des uns sur les autres. Ce ne sont pas les Grecs qui diront le contraire.
Comme les croyances, par définition, sont indémontrables, n’en déplaise à Saint-Augustin, à Saint-Thomas d’Aquin, à Anselme de Canterbury, et à tous les autres de toutes confessions que je ne connais pas, il est commode, en ignorant, de juger précisément une religion ou des croyances, y compris, évidemment, non religieuses, à leurs résultats concrets, aux pratiques qu’elles inspirent. Là, sera pour un ignorant la différence entre une bonne et une mauvaise religion, une bonne ou une mauvaise croyance. Selon les périodes de son évolution, une croyance pourra être ainsi estimée bonne et respectée, ou mauvaise et combattue.
Les pratiques spirituelles peuvent être solitaires, comme le vice, ou collectives, comme le vice. Certaines sont reliées à une action, d’autres non. La spiritualité ne se limite pas à un aspect intellectuel. La dimension corporelle existe. Il est connu que le jeûne modifie la conscience et que les châtiments corporels librement acceptés participent à la quête spirituelle pour certaines personnes. Par exemple, la pratique de la bicyclette dans la nature, peut être un exercice hautement spirituel et ritualisé, favorisé par le mouvement des jambes.
Le développement des connaissances scientifiques a profondément modifié les conditions des croyances posant les questions d’une spiritualité laïque. Un philosophe comme Wladimir Jankélévitch soulignait l’existence d’une « intuition spirituelle » qui déborde des différents cadres religieux ou philosophiques.
Le bouddhisme a mis en avant les valeurs d’amour, de tolérance et de compassion, indépendantes du fait de croire ou non à un principe divin. Il génère des sages professionnels, sortes de coachs pour l’esprit. En ce moment, j’ai aperçu l’affiche d’un homme torse nu, à la barbe pointue, du nom de « Sry (non, ce n’est pas le gène fixé sur le chromosome Y) Ta ra ta ta » (enfin, quelque chose d’approchant). En France, Mathieu Ricard – non apparenté au pastis anisé – se fait le traducteur et l’interprète du Dalaï Lama pour la francophonie. Si on en croit ce qu’en dit son site, c’est un homme sincère et très généreux. J’avais eu entre les mains un de ses livres « Plaidoyer pour le bonheur ». Je ne l’avais pas fini. Récemment, j’en ai eu un, nettement plus comique, d’un italien, nommé Giulo Cesare Giacobbe : « Comment devenir un Bouddha en cinq semaines ». Je suis un peu bizarre. Je n’ai jamais compris pourquoi certains éprouvent le besoin d’aller brouter l’herbe du pré d’à côté, en laissant le leur en jachère.
Je préfère, de beaucoup, fonder ma spiritualité à partir de mes racines culturelles, de la philosophie grecque à la Bible, réunissant chrétiens et juifs, les grands esprits de la Renaissance, les Galilée, Erasme et Spinoza, les philosophes des Lumières, la dialectique des (bons) marxistes, de rares philosophes contemporains, dont Camus, et de nombreux auteurs européens, de sensibilités différentes en excluant les verbeux, les hermétiques et les nihilistes à la Cioran (Peut-être, serais-je lapidé, un jour, ou pire !). Je préfère l’approfondissement critique au syncrétisme ou à l’exotisme de surface, que je rapprocherai du déni voire, dans quelques cas, de la haine de soi.
Le rapprochement de nombreuses psychothérapies et d’une spiritualité aux contours flous a pu donner naissance à des sectes plus ou moins manipulées par des gourous (prononcez comme s’il y avait 3 r). Le New Age a correspondu à cette tendance aux USA. Le petit Voltaire qui existe en moi en frémit.
Plus sérieusement, il apparait évident que l’être humain ne peut se donner comme seule raison de vivre les valeurs de réussite sociale, d’enrichissement ou de jouissance tout azimuts. L’accomplissement d’une personne réside, pour une bonne part, dans le dépassement de ses besoins primaires, en trouvant du sens à sa vie. A l’origine des addictions, il est facile de reconnaître la recherche d’effet de jouissance (ou de l’effacement des souffrances), faute de trouver un sens à son existence. Dés lors, quelle peut être la fonction soignante de la spiritualité ?
Est-elle une forme de refus face à deux caractéristiques humaines majeures : le sentiment d’incomplétude originel et la certitude de la mort ? Le développement récent de la philosophie trans-humaniste me scandalise en ce qu'elle entend prolonger la vie de ceux qui en ont la possibilité financière par tous les moyens en termes de prothèses additionnelles, alors qu’il existe des milliards d’humains qui vivent la misère et l’oppression, et que d’autres vivent plutôt heureux, sans ces artifices.
Je suis, pour ma part, attaché, comme d’autres, à une spiritualité réflexive, qui ne se coupe pas des réalités, ni de ce que les divers systèmes de croyances peuvent apporter de bon au vivre-ensemble. Je crois à la force critique de la Spiritualité.
Ne peut-on donner à la spiritualité le sens d’une prise de distance, ancrée sur les réalités, l’incorporation de valeurs telles que l’amour, l’amitié, le respect des autres et de soi même, l’harmonie recherchée entre le corps et l’esprit, entre les vivants et la nature ?
La spiritualité ne peut-elle se confondre avec la pratique du discernement étayé par les connaissances, la créativité, le souci d’être utile, mais aussi par le rattachement intermittent aux mystères et beautés de la Nature, assimilée à Dieu, par Spinoza ?
Dernier point, pour ce qui est de la problématique humaine influencée par l’alcool, il ne peut être question de se couper des réalités concrètes, sauf cas particulier, pour trouver refuge et sens dans la spiritualité, à moins, comme un de mes patients schizophrènes, non alcoolique, stabilisé et lucide, d’en faire une option de vie monastique, pour se tenir à l’abri d’un monde où il n’a pas de place.
Sur ces bases, la portée soignante de la spiritualité peut-elle s’affirmer en contradiction avec toutes les opérations humaines de bourrage des crânes, de manipulation, d’abrutissement, de certitudes proclamées, du fanatisme et du despotisme − (« Qu’on lui coupe la tête ! », répétait la Reine, la Dame de Cœur, d’Alice au pays des Merveilles) −, perpétrées au nom de la… spiritualité, des croyances et des religions ?
Pierre m’a cherché sur cette question, il m’a trouvé !
Quelle est votre définition et votre pratique de la spiritualité ?
Quelle peut en être la fonction soignante ?
Et pour compléter la réflexion, voici ce que m’a adressé ce jour Pierre :
« J’aimerais que nous abordions ces différents axes :
- Est-ce que l'arrêt de l'alcool vous a donné envie ou besoin de vivre (découvrir ou redécouvrir) ou d'approfondir une foi religieuse, une spiritualité ou une pratique spirituelle ?
- Cette spiritualité passe-t-elle par le corps (prière, méditation, chamanisme …tout comme l'alcool prenait au corps, comme contenant) ?
- … ou une pratique énergétique (Tai chi, Chi Qong)
- …ou une pratique sportive, et laquelle (le Kung Fu, par exemple, mélange des aspects énergétiques, philosophiques voir spirituels tandis que le foot ne s'en occupe pas)
- Est-ce que des personnes ont vécu des phénomènes de transcendance, ou de tel bien-être dans une pratique spirituelle, que cela les a amené à arrêter l'alcool, ou les ont fait progresser dans ce sens ?
- des évènements dans sa vie ou de celle de ses proches ont-ils déclenché un chemin spirituel puis l’arrêt de l'alcool.
Dans la spiritualité religieuse (basée sur le vécu corporel ou, par exemple, le symbolisme, plutôt que de la réflexion mentale), le temple est le corps (et non le mental) ».
À la réflexion, nous pouvons faire plaisir à Pierre et centrer la réunion sur ses questions.