30 Novembre 2015

Réminiscence ? J’ai éprouvé le besoin de retrouver un vieil ami de lycée, Blaise Pascal, que d’autres ont pratiqué aussi car sa fréquentation faisait partie de nos devoirs. En dépit de son français un peu vieilli, il m’impressionnait. Aussi ai-je cru bon de proposer une des pages de ses Pensées car je crois qu’il est nécessaire, dans la période actuelle, et pour toute personne qui a envie de secouer sérieusement sa façon de réfléchir, de se risquer à articuler esprit de géométrie et esprit de finesse. Je ne me pose pas en exégète de ce janséniste du XVIIème siècle, réfugié à l’abbaye de Port-Royal, que certains ont rangé parmi les bipolaires. Cependant, je crois intéressant de proposer sa manière d’exposer les problèmes pour mieux affronter les difficultés à penser droit et souple à la fois.

Parfois, en consultation, non sans raison, certains participants du groupe évoquent des formes d’intervention qui les dérangent : la répétition des mêmes phrases, le retour en boucle sur les mêmes préoccupations, les mêmes éprouvés. Ils méconnaissent le fait que le groupe de parole est aussi un groupe soignant qui mélange plusieurs niveaux d’agilité intellectuelle, sans que cela préjuge d’une qualité d’intelligence. Cinq exemples me sont restés de ma pratique des premières années, deux issus de ma fréquentation des réunions des Alcooliques anonymes, deux émanant de nos propres réunions, une de ma consultation. En réunion AA – j’étais l’invité permanent du groupe de mon quartier −, j’ai pratiqué plusieurs mois un garçon qui parlait d’une voie saccadée en commençant et parfois achevant son intervention par l’énoncé du nombre de jours, d’heures et de minutes d’abstinence. J’y ai rencontré aussi une personne, hors témoignage, qui, à un ou deux ans d’intervalle, avait répété mot pour mot le récit de sa vie en trois minutes en alignant deux ou trois séquences-souvenirs. En deux consultations, un patient chaque fois alcoolisé − une fois beaucoup, une fois beaucoup moins − m’avait également répété mot pour mot l’histoire de ses relations avec sa mère et de la préférence qu’elle manifestait pour un neveu. Si bien, qu’à un moment, pour abréger, j’avais continué son histoire avec ses mots, éveillant chez lui sa perplexité. J’ai encore deux exemples de l’admirable patience du groupe à propos d’un ingénieur, amateur de tauromachie et responsable du journal des anciens de l’école d’agriculture de Purpan, et d’un autre patient venu de Corrèze. Le premier fondait en larmes chaque fois qu’il prenait la parole en répétant la même phrase : « J’ai bu parce que je suis déprimé ». Il avait fallu écouter sa petite phrase pendant trois mois avant qu’il ne l’enrichisse d’un puis de deux ou trois mots. Après, il avait retrouvé ses capacités d’expression d’avant la dépression. L’autre s’exerçait à parler. Il se lançait courageusement dans une phrase, s’interrompait – le groupe retenait son souffle – puis, pas découragé, se risquait à en commencer une autre, qu’il finissait parfois. Je l’avais croisé, une fois, marchant comme un chien battu à côté d’une épouse au visage fermé par la souffrance. Au bout de quelques mois, il était remonté, toujours abstinent, dans sa Corrèze. Dix ans plus tard, j’avais reçu une lettre de sa femme en me disant que leur vie avait changé du tout au tout, qu’ils vivaient un bonheur aussi vrai qu’inespéré. J’en avais déduit que l’éloignement de l’alcoolisation permettait d’effacer des troubles cognitifs et d’expression très handicapants et que la patience était justifiée dans la relation de soin. Il est cependant très rare que l’Hôpital se moque de la Charité dans nos propres rangs.

Il est possible de rapprocher l’esprit de géométrie de l’esprit logique, de la raison, de l’esprit scientifique, de l’esprit de synthèse ou d’une vision large de la problématique examinée, en le localisant dans le cortex gauche. L’esprit de géométrie est déconcerté par l’imprévu. Il n’apprécie pas vraiment que le verre soit également à moitié plein et à moitié vide.

L’esprit de finesse est proche de l’intuition, de l’analyse, pour certains de l’esprit dit littéraire, plus sensible. Il émane du cortex droit. Il s’accommode aisément du paradoxe, de la contradiction et de l’humour.

L’ensemble se connecte plus ou moins aisément via le cerveau « limbique », produisant une pensée plus ou moins harmonieuse et agile. L’alcool, les anxiolytiques et bien d’autres substances ne font pas du bien au fonctionnement cérébral de façon transitoire, durable ou définitive. Le cerveau limbique n’est pas un cerveau inférieur. Il est au contraire indispensable pour un fonctionnement mental harmonieux et, de ce fait, perturber ses connexions par les substances comme l’alcool et autres substances, pires ou plus anodines, est une pratique objectivement imbécile.

La distinction de Pascal a davantage à voir avec la « tête bien faite » de Montaigne qu’avec la tête bien pleine », du « puits de sciences » de Rabelais. Pascal n’avait pas été confronté de façon massive aux égo-grégaires à la « tête bien vide ».

Mais voyons ce qu’enseignait cet homme aussi génial que tourmenté.

Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse

En l’un, les principes sont palpables mais éloignés de l’usage commun, de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d’habitude. Mais pour peu qu’on l’y tourne, on voit les principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent.

Mais, dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence, il n’est question que d’avoir bonne vue. Mais il faut l’avoir bonne, car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur. Ainsi il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les géomètres seraient donc fins s’ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent. Et les esprits fins seraient géomètres s’ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.

Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie. Mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit, on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes. Ce sont choses tellement délicates, et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent le démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que se serait une chose infinie que de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes.

Et les esprits fins au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent.

Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique toute choses par définitions et principes ; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droit que sur les principes bien éclaircis.

Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d’imagination qu’ils n’ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d’usage.

Le fragment précédent, Géométrie-Finesse I, comparait l’esprit de géométrie et l’esprit de justesse. Pascal oppose ici à l’esprit de géométrie l’esprit de finesse, distinction qui est devenue plus célèbre que la précédente. Il ne faudrait pas la confondre avec l’opposition que l’on fait aujourd’hui entre esprits « littéraire » et esprits « scientifiques » : elle est beaucoup plus complexe, car malgré les différences qui les séparent, ces deux esprits sont selon Pascal de même structure.

Comment analyser le discours dominant entendu dans les medias audiovisuels ? En privilégiant l’esprit de géométrie ou de finesse ? Comment analyser les « blancs » de la pensée des décideurs ? Peut-on y remédier ?

Tête bien faite, tête bien pleine, tête bien vide.

Ce texte vous aide-t-il à comprendre qu’en consommant de l’alcool à forte dose et de façon continue ou tout autre substance ou activité à caractère addictif vous altériez vos capacités de connexion entre vos deux cerveaux ? Qu’en agissant ainsi, vous neutralisiez efficacement tout véritable esprit critique, tout discernement efficace ?

Eprouvez-vous des difficultés à penser la réalité et à la mettre en mots ? Avez-vous le sentiment d’avoir fait des progrès depuis l’arrêt de l’alcool ?