Lundi 07 Mars 2016
Faire le deuil est une expression rebattue et remâchée, qui fleure la position victimaire, la doléance juridique − avec souvent des arrière-pensées pécuniaires − très encouragée par le discours ambiant. Pour autant, la situation de deuil difficile se rencontre assez souvent. Il peut être surprenant qu’une personne soit en réelle souffrance des années après l’événement ayant fait traumatisme. Comment faire pour déconstruire un trauma qui encombre l’esprit de quelqu’un en une sorte de ressassement répétitif, envahissant et déprimant, empêchant de disposer d’une bonne vie, à distance de l’événement ?
Deux illustrations cliniques.
Premier cas. Une dame me parle du harcèlement sadique d’une supérieure hiérarchique. Cette dernière est désormais à la retraite depuis des mois et, pourtant, la plainte se poursuit comme au premier jour. Comment l’interpréter ? Qui dit pratique sadique suggère complaisance masochiste. Explorons la piste, chez cette patiente anxieuse et dépressive qui ne boit pas. Sa grande réussite a été dans le lien établi avec son unique fille qui est à la fois équilibrée et aimante. Elle avait accepté de partager plusieurs années avec un alcoolique violent et dévalorisant et quand sa fille, à peine sortie de l’adolescence, lui avait dit de choisir entre elle et le personnage, la patiente avait choisi le triste sire, confirmant l’ancienneté du trait de personnalité masochiste. En remontant dans le temps, le père de sa fille était aussi alcoolique et la rabaissait, mais dans les premières années de la relation il était correct, notamment aux heures où il voyait la petite. En remontant encore dans le temps, il se retrouvait à la fois une mère et une grand-mère maltraitantes, chacune dans son style propre. La part saine de la patiente avait réparé sa propre part malade en sachant s’occuper de sa fille, à laquelle elle est reliée par un lien fusionnel de son côté, fort mais pondéré du côté de sa fille, faute d’avoir reçu d’autre amour que celui de son enfant…Cela peut sembler tarabiscoté mais il en est souvent ainsi dans les phénomènes traumatiques et de deuil, l’effet « poupées russes ».
Second cas. Une femme également non alcoolique apprend le décès brutal de sa fille petite trentenaire, un matin. Sa mort a été subite, par une fausse route probable sur terrain épileptique. La pathologie neurologique ne l’empêchait de travailler à Paris et de vivre avec un garçon qui lui faisait partager son goût pour le cannabis. Le garçon s’est éclipsé sans mot dire. L’enquête de police a tourné court. La patiente est effondrée, tout en s’améliorant au fil des semaines. L’EMDR l’a aidée à affronter ce deuil, pendant que je mettais l’accent sur la répétition des traumas. Le frère de cette dame s’était suicidé peu d’années auparavant. La seconde perte est d’autant plus douloureuse ressentie que la première garde également sa part de mystère, suscitant un sentiment de culpabilité aussi difficile à écarter qu’il est infondé.
Faire son deuil peut être considéré comme une opération mentale des plus constructives. Le meilleur de ce qui n’est plus est incorporé et mémorisé. C’est « l’effet de rayonnement » de la maman de Cendrillon avec son dernier message à l’adresse de sa fille « sois patiente et bienveillante ».
Une des caractéristiques de notre époque est de penser sa vie comme un parcours professionnel avec un nombre d’années fixées à l’avance, avant une retraite de durée indéterminée. Pourtant, à l’évidence, le malheur fait partie de la vie, au même titre que sa fin imprévisible. Si quelqu’un ne sait pas donner sens à chacune de ses journées, il doit avant tout s’en prendre à lui-même.
Une autre caractéristique de notre époque est de manquer de passion et d’imagination. La culture de masse incite les populations quelque peu gavée de l’Occident à faire du ski l’hiver, à se tremper dans l’eau l’été, surtout, en cherchant à « s’éclater », à faire « la fête », non sans partager les valeurs de la compétitivité, au travail.
Il convient de partager la même désinformation, les mêmes indignations, les mêmes satisfactions, les mêmes vêtements, chacun dans sa catégorie, dans une sorte de course à la « distinction » sociale, pour se donner le sentiment d’exister.
Une troisième caractéristique réside dans la pathologie du lien. La relation exaltée est virtuelle : les amitiés virtuelles s’associent à des relations éphémères. Nulle relation ne saurait durer : il n’est plus dans la nature de la relation affective de durer. Je te prends, je te laisse. A crédit ou en solde.
La dernière qui vient à l’esprit est l’extension continue du contrôle de nos vies. Au nom du danger – routier, des fraudes, des violents, de la gestion comptable, les contrôles se généralisent, grâce au numérique et à ses applications. Comme le précise avec force justesse François de Bernard, dans son ouvrage « L’homme post-numérique », le mot d’ordre à avaliser est de « surveiller pour ‘‘tout savoir’’ au cas où cela pourrait servir » (p52). Si nous prenons un moment pour réfléchir à cette norme sociale, nous pouvons reconnaître que cela sert surtout à empoisonner notre quotidien sans que les menaces qu’elles sont censées contrôler deviennent négligeables. Au contraire… Nous sommes désormais très proches de l’univers d’Orwell avec les séquences audiovisuelles répétées dans les usines de la Menace du Mal et de la Riposte du Bien.
Je vous livre l’extraordinaire passage du « Retour au Meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley, mis en exergue par François de Bernard. Il est extraordinaire, outre sa pertinence féroce, par sa date de parution : 1958. Chacun d’entre nous peut le méditer :
« Sous l’impitoyable poussée d’une surpopulation qui s’accélère et d’une surorganisation croissante, et par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation des esprits, les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques – élections, parlements, Cours suprêmes, et tout le reste – demeureront, mais la substance sous-jacente sera une nouvelle espèce de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu’ils étaient au bon vieux temps. La démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions de radio et de tous les éditoriaux. Entretemps, l’oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs des esprits, mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera. »
Je suis content d’avoir vécu assez longtemps pour lire ces lignes prophétiques : avant l’avènement de la TV et d’Internet et de la montée extensive des addictions en tout genre.
Alors, plutôt que s’obnubiler sur la disparition physiologique ou prématurée de personnes qui semblent retrouver un semblant d’existence au moment de leur mort, pourquoi ne pas nous soucier de vivre au présent, en donnant sens à ce que nous faisons, en privilégiant des liens de qualité avec nos entourages ? Pourquoi, au nom des chers disparus – parfois insignifiants ou exécrables −, faire le deuil de sa liberté, de sa pensée personnelle, de sa créativité, du lien social, de l’action utile, du rire, de la curiosité et de l’ouverture d’esprit, de la réelle amitié sinon obligatoirement de l’amour avec un A majuscule ? Nous devons catégoriquement refuser de faire ces deuils-là, de notre vivant –tant que nous sommes en état de penser.
Quels deuils avez-vous à faire ou à refuser pour vivre agréablement le temps indéfini qui vous reste ?