Lundi 28 Janvier

Nous poursuivons le cycle de la thématique du bon sens, en discutant d’un livre encore à découvrir « Les décisions absurdes » de Christian Morel (Essais Folio, 2018). Le sous-titre intérieur est intéressant : sociologie des erreurs radicales et persistantes.

Je n’y ai lu que la citation de l’Étranger d’Albert Camus : « C’est absurde veut dire c’est impossible mais aussi c’est contradictoire ». L’Histoire comme les plus attristants faits de société - comme le sort fait en Espagne à une espèce de lévriers, classés comme outils de travail et traités comme tels par leurs propriétaires, par leur abandon ou leur mise à mort après usage (La Dépêche du Midi du 13 janvier) -, nous montrent que l’horreur fait partie de notre passé, présent et à venir.

Je suis en désaccord avec la conviction que la contradiction soit absurde. Je pense qu’elle fait partie de l’Histoire, qu’elle est constitutive de la vie relationnelle, du plus infantile des comportements au meilleur de l’esprit critique, enfin qu’elle fait partie de l’ambivalence de toute personne. La rationalité logique n’est qu’une construction intellectuelle. Elle devient dangereuse quand elle se pose en vérité exclusive, infligée comme norme opposable, y compris sous la forme de « l’evidence-based medicine » nord-américaine.

Les décisions illogiques sont absurdes pour ceux qui ne se donnent pas la peine de les interpréter.

Ainsi, l’offre de soin en alcoologie pour un esprit tant soit peu informé, doté d’une intelligence moyenne, est un parfait exemple d’erreur radicale et persistante. Elle exclut, de fait, l’immense majorité des personnes susceptibles de bénéficier d’une aide adaptée et économique. La connaissance est occultée ou, mieux, elle fait défaut. Les débats de fond qui sont nécessaires ne sont pas conduits là ou ils pourraient déterminer un changement d’organisation effectif.

Il est, à peine, besoin d’en rappeler les raisons : le poids des lobbies alcooliers, la force des traditions (illustrée par cette histoire de maltraitance de chiens), la prégnance des représentations sociales, l’enfouissement de l’alcoologie clinique dans une addictologie institutionnelle qui la range dans le secteur dévalué de la médecine sociétale, la mise à l’écart des sciences humanistes, au bénéfice des seules « thérapies comportementales ». Outre le fait que l’alcool, comme tous les produits anesthésiants et abrutissants, serve les intérêts des puissants, tout en fournissant une excellente matière première à d’innombrables corps de métiers, avec de substantielles économies pour le Ministère du Budget, en raison d’une espérance de vie réduite de dix ans pour les personnes dépendantes du tabac et de l’alcool.

Absurdité ? Excès de rationalité, plutôt, ou rationalités masquées.

La composante pulsionnelle a sa rationalité et sa logique.

La perversion a sa logique.

Les troubles cognitifs apportent leurs limites mais l’arrêt de l’alcool permet de retrouver le discernement, sans supprimer un éventuel clivage de’ la personnalité, ou des difficultés émotionnelles majeures qui se vérifient dans l’incapacité de dire non à ce qui ne nous convient pas.

Il n’est pas toujours évident d’éviter une décision absurde quand l’alternative fait défaut au moment où elle est prise.

La décision démocratique peut se révéler une décision absurde parce qu’elle survient habituellement dans un registre émotionnel, alors que la plupart des informations indispensables à une bonne décision font défaut. La bureaucratie est légitimée, en principe, par l’instance politique. Chaque niveau de décision ne comporte-t-il pas ses zones aveugles et sa capacité d’aveuglement ? Et la tentation n’est-elle pas, quand une mauvaise décision est prise de persister dans l’erreur, au cas où l’obstination donnerait raison ?

Une décision géniale est parfois une décision absurde qui a réussi. À l’inverse est déclarée absurde une décision qui a échoué alors qu’elle était pertinente, au moins dans son objectif.

Viser un objectif sans avoir les moyens d’y parvenir peut se révéler absurde ou génial, quand la providence – à laquelle il ne faut pas croire – rend possible l’invraisemblable.

Quelle est votre opinion sur des décisions absurdes qui durent ? Pouvez-vous donner des exemples vécus ?

Le quotidien de l’alcoologie nous offre des situations objectivement absurdes et répétitives. Ce matin, par exemple, pour un patient en difficulté, j’ai dû prendre plusieurs appels téléphoniques de sa femme, de son fils…Ils avaient déjà décidé où il était bon qu’il soit hospitalisé, si possible tout de suite. Je me suis trouvé convoqué, dans l’obligation de faire quelque chose. Situation classique : quand le patient va à peu près bien, les proches surveillent mais n’effectuent aucune démarche pour comprendre la problématique. Ils ont – différemment -, une position, si j’ose dire « gilet jaune ». Ici, l’alcool tout puissant devrait intervenir comme par magie et ramener à distance la tranquillité espérée par tous. Cet épisode par sa banalité, démontre à quel point la problématique alcoolique est méconnue, alors que c’est une pathologie grave, dramatique, quand l’alcool revient. Ce type d’exigence familiale exprimé par la détresse renvoie à la crise profonde de l’autorité. En cas de difficulté, c’est la pensée magique qui est convoquée.