Lundi 01 Juillet 2019

Le moins que l’on puisse dire est que le burn out est devenu une référence incontournable en quelques années pour désigner une forme évoluée de souffrance au travail. Par burn out, il faut entendre une sensation d’épuisement physique et mental insurmontable en lien avec l’activité professionnelle. Ce ressenti s’accompagne d’une indifférence à l’environnement humain dans l’entreprise, avec une vision on-ne-plus plus négative de l’activité et de soi-même comme agent de la dite-activité.

La flambée des burn out est généralement rapportée à un mode de management correspondant à une taylorisation des procédures de production amplifiées par l’extension des relations virtuelles. Les utilisations du numérique par les décideurs renforcent l’effet des stratifications descendantes des objectifs et des décisions. Parallèlement, la multiplication incontrôlée des communications participe à un encombrement du temps qui renforce le sentiment de solitude et l’inefficacité. Le besoin de tranquillité est mis à mal. Le stress, des frustrations, les intrusions deviennent la règle.

Cet épuisement est complété par une sensation d’ennui qui s’explique par le caractère automatique et répétitif et contraignant des taches, par l’absence de fantaisie provoqué par le numérique (nous pouvons avoir une opinion réservée sur les smileys). À aucun moment, le sujet peut interrompre ou remettre en cause le process d’exécution. Sa principale créativité consiste à trouver les biais susceptibles de remédier aux innombrables bugs de l’outil numérique, à devenir « opératoire ».

L’ouvrage récemment publié par Erès – Les médecins ont aussi leurs maux à dire, de Michèle Maury et Patrice Taourel – apporte des éléments complémentaires à notre réflexion, en ciblant la pratique médicale hospitalière. Nous le présentons succinctement ci-dessous.

La contribution de Patrick Légeron, par exemple, sous le vocable général des risques psychosociaux, met l’accent sur la qualité de vie au travail (QVT). Analysant la médecine actuelle, il met l’accent sur trois facteurs : la révolution numérique avec son impact sur la technologie médicale, les relations avec les patients, les contraintes administratives et budgétaires. Concernant les facteurs de risques psychosociaux, six catégories de risque sont individualisées :

  • Le temps de travail et son intensité. Cela se vérifie dans le secteur public et dans le secteur libéral. Si l’on s’en tenait aux seules exigences professionnelles, il n’y aurait pas de limites au temps du travail. Nous vivons une situation objectivement addictogène, aliénante et abrutissante. En dehors du temps consacré à l’exercice professionnel proprement dit (le seul qui soit rétribué), les besoins de gestion administrative et financière, les nécessités de lecture et d’écriture font qu’à la limite les jours et les nuits ne suffisent plus. S’ajoute à ce phénomène d’aspiration, la nécessité de travailler vite et de façon hachée, étant donné les multiples interruptions induites par les besoins de communication de nos semblables. Les variations de rythme sont constantes. Le praticien doit s’adapter en permanence à des événements indésirables, dont les désistements de dernière minute, les absences aux rendez-vous, les oublis ou pertes de carte vitale, les présentations de carte bleue pour payer. S’ajoute la complexité du travail, la concentration mentale exigée par les tâches et la diversité des consultations, le risque d’erreur rattaché à cet excès de pression structurelle, complété depuis quelques années par la judiciarisation des erreurs médicales. Bref, les conditions sont réunies, depuis la sélection initiale par les sciences dures, en passant par un paiement à l’acte méprisant le temps et le niveau de connaissances, pour transformer les médecins sinon en parfaits abrutis du moins en personnalités robotisées par l’effet de tâches abrutissantes.
  • Les contraintes émotionnelles. Tout soignant qui se respecte doit contrôler, « maîtriser » ses émotions. Il doit être poli, aimable, manifester tout au long de la journée une neutralité bienveillante de bon aloi, de l’empathie quand c’est possible, s’interdire tout jugement de caractère moral, contenir sa compassion, rester impassible face aux comportements immatures ou agressifs.
  • Le manque d’autonomie. Cet élément est d’impact variable. La contrainte de l’inclusion de données est plus ou moins contraignante. Ce qui est certain : le temps consacré aux inclusions numériques est du temps enlevé au travail concret, au temps de dialogue. Le respect des procédures s’oppose à la liberté de la pratique qui exige une improvisation constante dans les disciplines cliniques. La procédure a un aspect technique – à respecter – et un arrière-plan juridique, en cas de problème.
  • La mauvaise ambiance relationnelle. C’est un autre facteur auquel se rattachent les diverses formes d’harcèlement ou de dénigrement. L’esprit d’équipe est essentiel, ainsi que le sentiment d’utilité et la reconnaissance qui s’y rattache.
  • Le conflit de valeurs est devenu une question parfois lancinante. Ne pas avoir les moyens de faire correctement son travail se révèle particulièrement usant, source de souffrances profondes.
  • L’insécurité de l’emploi et du travail se conjuguent. S’y ajoutent le sentiment d’injustice, notamment par le fait de ne pas être correctement payé pour le travail effectué.

 

La gestion des paradoxes et de la complexité

(Irène Georgescu, Roxana Ologeanu).

Dès qu’il y a activité et équipe, aussi bien dans le secteur public que libéral, la présence d’un responsable s’impose pour assurer un fonctionnement harmonieux. Denison et ses collaborateurs (cité p98) ont distingué huit rôles distincts nécessairement assurés par la même personne.

Ce chef d’orchestre doit être :

  • innovateur, impulsant ou favorisant la création, initiant les innovations et els changements qui en résulte ;
  • représentant, associé, de la structure face aux différents partenaires ;
  • producteur: il doit donner l’exemple en étant centré sur le travail et sur les tâches à réaliser ;
  • directeur, en précisant, à mesure de la progression, les objectifs et les attentes ;
  • coordinateur, pour gérer les plannings et résoudre les problèmes, en prenant l’initiative de délégation partielle ;
  • chef de file, par le fait qu’il collecte les informations et en assure la transmission, tout en veillant à la continuité de l’activité ;
  • modérateur, en permettant l’expression des opinions, en recherchant les consensus et les compromis ; soutenant par la qualité de son écoute et d’une disponibilité bienveillante et pondérée, permettant aux membres de l’équipe de trouver leur place et d’en être satisfait.

Ce personnage est donc en charge d’une complexité mouvante, humaine et technique. Nous ne ferons qu’une seule observation : cette fonction majeure qui s’ajoute à l’activité professionnelle proprement dite, qui mobilise une masse considérable d’énergie, ne donne lieu à aucune rémunération dans le cadre d’une médecine régie par les actes de la nomenclature.

En plus des rôles distingués par l’étude de Denison, il faut ajouter à la fonction psychothérapique et aux obligations informationnelles singulières dédiées au patient, la nécessité de contribuer à rendre compatible par une formation permanente formelle et informelle l’ensemble des acteurs engagés. La nomenclature des actes ne prévoit pas rétribution de ces actes, complexes par leur diversité. L’intelligence justifiée par la fonction de responsable, tout comme le temps concret mobilisé ne font l’objet d’aucune reconnaissance. Un fossé profond est ainsi creusé entre les décideurs et les différents acteurs de terrain. Le formel et le virtuel s’imposent au réel. L’instance décisionnaire développe une logique verticale. En l’absence de volonté politique commune, les désirs de dialogue émanant du terrain, si fondés qu’ils soient, sont neutralisés par les subtilités des cloisonnements et des hiérarchies pour interdire toute expression démocratique des finalités justifiant l’activité. C’est ainsi que se met en place une « usine à gaz », inefficace, génératrice de contre-productivité réelle et de souffrances bien inutiles au travail.

Art médical et normalisation du soin

Béatrice Edrei (p 67 et suivantes) souligne, après d’autres et à juste titre, la contradiction profonde entre une vision abstraite et codifiée de la médecine et la nécessité de recréation permanente de la relation d’aide face aux patients singuliers. Les acteurs de terrain, parce qu’ils sont au contact du réel, apprécient de travailler avec un maximum de rigueur et c’est précisément leur rigueur qui les conduit à « ruser » face à l’absurdité de directives qui leur apparaissent comme des entraves ou de poser des cadres dans la mesure du possible pour préserver des conditions à un travail qui satisfasse leurs préoccupations éthiques.

« La promotion de l’essai clinique randomisé vise des résultats objectifs » (p68). Les règles à respecter dans le cadre de l’evidence base medicine aboutisse, dans le cadre de la relation d’aide, face à la complexité clinique, à une dévalorisation de ce qui est appelé la « clinique » pour le soin, la compréhension des pathologies, l’enseignement et la transmission des savoirs. L’art médical est discrédité, « empêché » alors qu’il constitue en permanence « une dialectique subtile entre la norme issue du savoir formel des soignants et l’éthique libérale, c’est-à-dire l’art d’agir au mieux face à chaque patient singulier ».

« La praxis est doublement mise à mal avec le New Public Management », l’idée étant que l’on « peut faire mieux avec moins de dépenses ». Cette préoccupation au demeurant très légitime, qui devrait interroger chaque partenaire, tourne au cauchemar quand elle prend un sens normatif vertical régi par le critère financier, comme le montre la dernière partie de la bande dessinée incluse dans l’ouvrage. Le Directeur d’un établissement entend les doléances et les critiques émises par l’équipe soignante à l’occasion des fermetures de lits d’obstétrique. Il va voir la représentante de l’ARS dans son bureau qui lui signifie de, de toute manière, il lui appartient de mettre en application la directive (p XX à XXIII).

Le travail vivant

Béatrice Edrei, à la suite des observations de Christophe Dejours, souligne la justesse de la notion de « travail vivant » : « Le travail est par essence vivant car il consiste à combler l’écart entre le travail prescrit et le réel du travail ». Elle ajoute (p75) : « Le travail est au centre des processus essentiels à la condition humaine et au centre de la formation des identités individuelles ».

Dans certaines organisations, quand les possibilités d’adaptation sont dépassées, la non prise en compte des besoins aboutit au silence, à la protection, à la « haine de soi », au rejet du collectif.

Comment prévenir l’impasse du burn out ?

Dans le phénomène du burn out, nous pouvons constater plusieurs étapes :

  • l’adaptation par la soumission volontaire ;
  • l’adaptation par la ruse : le sujet s’en tient aux apparences ;
  • le pétage de plomb ou la dépression ;
  • Le burn out proprement dit, par définition, profond et durable.
  • Dès lors, se pose la question de la désilience : un nouvel équilibre devient possible au prix d’un décrochement du système. Le sujet ne reviendra plus dans le circuit du travail qui l’a brisé. La désilience adaptative pourra prendre des formes différentes : emploi dans un autre orientation conforme aux attentes du sujet, mise à la retraite anticipée, invalidité. Dans tous les cas, l’objectif est un aménagement intelligent du temps libéré.

L’issue peut prendre :

  • une forme individuelle (le sauve-qui-peut), discrète, de préférence,
  • une forme collective constructive: le dialogue et la solidarité par convergence d’intérêts aboutissant à une confrontation entre la logique du terrain et l’arbitraire émanant d’instances décisionnaires. Dans cette dernière éventualité, l’unité repose sur une éthique rapportée aux objectifs humanistes. Elle peut rapprocher différents acteurs de terrain : représentants de patients, soignants et directeur d’établissement, décideur financier doté d’un pouvoir contractuel, en dernière instance ;
  • une forme « insurrectionnelle » du type grève généralisée et durable, jusqu’à obtention négociée des besoins insatisfaits, éventualité d’autant plus problématique qu’elle manque aujourd’hui des bases économiques pour se résoudre.

Avez-vous ou êtes-vous personnellement concerné(e) par le phénomène de la souffrance au travail ?

Pouvez-vous l’illustrer et indiquer comment vous avez pu vous en soustraire ?

  1. Michèle Maury, Patrice Taourel, Les médecins ont aussi leurs maux à dire, Erès , 2019