Gérard PIRLOT
Homo addictus
Vers une société addictophile
Dunod
25€90
318 pages

J’ai reçu, avec surprise et plaisir, le dernier ouvrage du toulousain Gérard Pirlot, psychiatre et psychanalyste, universitaire de Paul Sabatier. Pirlot a ponctué son parcours professoral de nombreux livres sur les addictions mais également sur Rimbaud et Descartes. Il m’avait fait l’honneur et l’amitié d’être le discutant de mon livre sur Les groupes de parole en alcoologie puis de Ce que nous apprennent les addictions à Ombres Blanches. Je connais ses aptitudes à une parole cultivée, contrôlée sinon pénitentiaire.
Le titre de l’ouvrage m’a ramené des années en arrière. J’avais assisté à une conférence d’Edgar Morin à l’école de Commerce pour un exposé sur l’évolution des sociétés. Morin avait évoqué les différents homos : erectus, faber, sapiens…, plus aisément inventeurs de techniques transformatrices qu’auteurs de réflexion critique… Mon petit papier griffonné « Quid de l’homo addictus ? », au moment des « questions de la salle », avait créé un embarras visible chez l’orateur.
Morin, âgé à présent de 104 ans, disposerait de développements utiles avec l’ouvrage de Gérard Pirlot. Le simple survol de la table des matières nous permet de l’affirmer. Mais allons plus avant…
Ne sachant plus lire un ouvrage dans l’ordre des chapitres, je me suis rendu directement à la dernière partie consacrée aux liens entre narcissismes, perversions et addictions. Je trouve que ces trois notions renvoient à notre époque post-moderne. J’appartiens à une génération où une majorité de pères existaient comme ponts vers le réel social, et éventuellement comme modèles d’identification (je parle pour les garçons), où il était, de ce fait, relativement facile de s’éloigner du matriarcat idéologique. Nous n’avions pas encore la manie de nous contempler du matin au soir, de nous comparer entre semblables et de faire de l’autre une chose. Les codes ont changé, les repères se sont effacés, les addictions se sont diversifiées et généralisées. Surtout, la perversion est devenue la Norme, avec comme corollaire le déni du réel et de l’éthique, enseignée ponctuellement, dans un passé encore récent. Les 12 chapitres du sommaire de cette partie pourraient donner lieu à autant de thèmes de discussion en groupe intégratif.
Un passage pour mettre en éveil (p253) : « La perversion polymorphe montre que la pulsion sexuelle n’est pas chez l’enfant unifiée mais qu’elle se satisfait à partir de zones érogènes et de pulsions partielles. Le passage du stade de la sexualité infantile à la perversion de l’adulte » se conçoit aisément à notre époque d’excitations précoces et d’« hédonisme bas-de-plafond »
La page précédente (252) résume les conceptions freudiennes des perversions. Sont distinguées les perversions d’objet, centrées sur les personnes (inceste, pédophilie…), et les perversions de but (sadisme, masochisme, voyeurisme…). La perversion ne fait pas l’objet d’un traitement mental (refoulement, sublimation) comme cela s’observe dans les structures névrotiques. L’impératif du besoin l’emporte et détermine les stratégies d’obtention du plaisir, sur un mode partiel, simplifié et répétitif, parfois compulsif et imprévisible. La mise en acte se répète, en niant tout affect. Ces pratiques sont très bien illustrées par la pornographie et d’autres types de sexualité agie (je ne connais pas cette expression ?) où l’affectif n’a pas de raison d’être. L’auteur les explique par l’angoisse de castration. La solution est d’imposer des règles où l’autre ne peut pas dire non. Cela se voit aussi dans la Solution finale et, plus banalement, dans le management actuel…
Ce détour nous conduit au début de l’ouvrage, celui de l’itinéraire de Pirlot vers les addictions et sa confrontation avec la doxa actuelle.
L’auteur fait référence à des voyages de jeunesse, notamment aux Indes, où il avait croisé de jeunes routards devenus toxicomanes. Ils étaient « partis se perdre dans des régions où ils pensaient se retrouver ». (p23).
Quelques années plus tard, il avait côtoyé à l’hôpital de Lille, des toxicomanes et des alcooliques, séparés par une génération et leur préférences addictives respectives.
« À sa manière, ajoute-t-il, un peu plus loin, l’addict, en particulier toxicomane, pratique une forme de cancel culture qui associe des fantasmes de toute-puissance à un déni actif du réel. L’auteur cite opportunément une déclaration du Président de la République actuel qui déclare à une journaliste de la chaîne américaine CBS que « la France souffre de racisme lié à son passé colonial qui justifie un projet de « déconstruction de notre histoire ». (p27). L’addict post-moderne a ce trait commun avec notre pathétique figure de proue : il préfère réécrire son histoire subjective en se rapprochant d’une attitude victimaire (à défaut de coupable), ce qui se nomme précisément une post-vérité, au sens orwellien. Pirlot a découvert, dès ses années étudiantes, avec « 1984 », le Ministère de la Vérité (c’est-à-dire le Ministère de la propagande et du contrôle de la pensée), sans oublier le Ministère de la Guerre (rebaptisé Ministère de l’Amour). Notre planète accueille en de nombreux lieux, médiatisés ou non, toutes sortes de manifestations d’ « amour » orwellien.
Pirlot rend compte d’une belle relation clinique ( j’ai pensé au titre d’un livre de Jean-Paul Descombey « Alcoolique, mon frère, toi », avec un jeune homme addict à l’alcool et au cannabis, patient doté, au passage, d’une pertinence critique que l’on retrouvé chez bien des addictés dès qu’ils sont « autorisés » à énoncer une parole vraie. Son patient indique que le système néolibéral s’emploie à utiliser notre « plasticité neuronale » pour nous inciter à nous adapter toujours plus à ses objectifs. Il dit sa « haine pour ce monde normatif ». (p30). Pirlot et d’autres parmi lesquels je me retrouve utilisent cependant la « vieille pensée » - ou « pensée criminelle » - pour rester dans les références orwelliennes. Il se trouve que cette « vieille pensée », que ces vieilles notions, appartiennent à des grilles de lectures désormais proscrites par la néo-pensée. Celle-ci ignore l’humour et le raisonnement dialectique lui préférant le « en même temps » (p33) -, participent à la prise de distance vis-à-vis des addictions. C’est même une des raisons d’être du groupe intégratif.
Pirlot a retenu également les analyses de Gérard Mendel (« La révolte contre le père – 1968) qui souligne le rôle d’une « transmission socio-culturelle de l’acquis inconscient des générations successives ». (p35). Les gènes sont loin de tout initier !
Le narcissisme occidental ne connait ni « de limites, ni le réel » (p33). Il campe dans la toute-puissance, sans être conscient de son ridicule.
Un chapitre commence par le morne inventaire des substances psychoactives du marché actuel, à la suite du pharmacon « médicament-poison-drogue ».
Une Commission d’enquête française a publié en 2024 un rapport qui identifie près de 900 drogues de synthèse dans l’espace européen. Ce nombre impressionnant correspond pour partie à des molécules ou à des mélanges comportant des noms différents selon les pays et les impératifs de marketing. La Belgique et les Pays-Bas abritent des unités de production clandestines, mais il n’y a aucune raison que le narcotrafic ne trouve pas sa source et sa prospérité dans l’Hexagone. Que faisons-nous pour que nos ados aient plaisir à dire non ?
Chacun pourra découvrir les effets particuliers des principales substances psychoactives, connues, comme le crack, ou inconnue, comme la xylazine ou « drogue du zombie ».
Pirlot relève que l’officine US Mc Kinsey, sollicitée par notre Président et ses conseillers, pendant les années covid, a été condamnée en 2021 à payer 573 millions de dollars pour solder les poursuites à son encontre à aider l’industrie pharmacie concernée à cibler les prescripteurs d’opiacés. (p58).
Une mention au paragraphe dédié au sport. Dans une proportion significative de cas (25%) les toxicomanes ont été addicts au sport. Nous pourrions nous interroger sur la promotion des sports de l’extrême ou des périples de l’extrême qui accueillent des cohortes d’intrépides occidentaux pour capturer à l’aide du smartphone leurs visages épanouis sur fond de de coucher ou de lever du soleil, depuis l’Everest ou le Kilimandjaro.
Les psychanalystes ont été les premiers à individualiser des profils psychologiques addictifs, autour de 1920 : « un mode économique de fonctionnement psychique commun à partir de structures de personnalités dissemblables » (p69), ce qui est manière d’ouvrir au caractère diversifié et diachronique des « causes » des addictions.
Le constat d’éclectisme n’invalide pas nécessairement l’hypothèse de Michèle Monjauze quant au « noyau » psychotique constitutif de toute personnalité ainsi qu’à la configuration psychotique dominante au test de Rorschach, consécutive à l’alcoolisation au long cours.
Il semble, sans surprise, que l’évolution des personnes alcooliques ou addictées soit d’autant plus favorable qu’elles présentent des capacités de réflexion (auto)critique et de contrôle émotionnel. Les structurations classiques, névrotiques, capables de sublimation, ont un pronostic plus favorable que les états-limites de notre Modernité tardive.
Une structure psychotique stable, une pensée opératoire bien occupée, une bipolarité équilibrée par la prescription de régulateur d’humeur, peuvent donner lieu à des bons résultats persistants. Les structures perverses ont plus de mal à abandonner l’objet qu’elles entendent contrôler, dans la mesure où toute considération éthique leur est étrangère (y compris, dans sa dimension du « ne pas (se) nuire », de même que les troubles déficitaires de l’attention et aux autres profils impulsifs, incapables de constance, ou les hystériques qui ont comme priorité de donner à voir plus qu’à mettre en œuvre les règles d’un mieux-être.
Pour une bonne part, le travail psychothérapique relève d’une renarcissisation secondaire.
Pirlot mentionne de nombreux écrivains addicts, en précisant que Baudelaire préférait les opiacés au vin. Aux côtés de figures célèbres telles que Rimbaud ou Bukowski, nous apprenons sans surprise l’attachement aux drogues de Conan Doyle, son héros Sherlock Holmes ayant des capacités de discernement accrues sous l’effet de la cocaïne. Robert-Louis Stevenson aurait écrit d’une seule traite son célèbre « Jekyll and Hyde » (p76). Nous savions tous qu’Orwell était tabagique. Lui et son alter égo Huxley prenaient aussi des « substances ». Également Goethe ! Les patients sont donc en très bonne compagnie !
Avec la généralisation des écrans, l’Humanité amorce un nouveau bond en arrière. Les lycéens passent 25 fois plus de temps devant leurs écrans (smartphone, ordinateur, TV) qu’à la lecture. Ils restent longtemps immatures, prennent l’habitude de se parler in absentia, avec un recul précoce des interactions sociales. (p87).
Les pages se lisent et se tournent, avec des paragraphes qui bloquent l’attention ; ainsi, par exemple, celui sur l’addiction financière du capitalisme néolibéral (p111 et suivantes).
Le cadre de vie est mis en cause : « C’est là, dans ce vide, dans cette vacance sans fin que s’encagent, se délitent des destins… Ceux dont la jeunesse est piégée là, impuissante, en sont conscients… » (p121).
Au fil des chapitres, l’envie prend de sortir de la lecture pour prendre le temps d’échanges successifs, à la terrasse d’un café ombragé et aéré, pour échanger sur les multiples ouvertures d’une réflexion suscitée par les conduites addictives. Je terminerai cette présentation partielle d’un ouvrage dense, foisonnant, aux multiples références, par un point de vue, un constat partagé et une question.
Sur la question des traumas, nous sommes d’accord sur la fréquence des agressions et des perturbations sexuelles, sur leur impact possible, le fait qu’elles s’enkystent sur la culpabilité de l’excitation éprouvée, leur enfouissement par le silence, conforté par la honte et, assez souvent une omerta institutionnelle validée par les parents. Nous sommes aussi d’accord sur le fait que certains patients peuvent mettre ces épisodes au premier plan par difficulté à mettre en jeu leur capacité d’élaboration mentale au-delà du traumatisme, en disant ce que le psy est prêt à entendre, adoptant un statut de victime pour finir par « Je bois pour oublier que je bois ». Nous avons distingué, pour notre part, les ambiances traumatiques dures, caractérisées par exemple, par un parent alcoolique violent ou imprévisible, et les ambiances traumatiques molles, des taiseux et surtout des parents « non tactiles », équivalent relationnel des défauts de « holding ».
Le constat partagé est celui du pouvoir addictogène et destructeur du néolibéralisme financier. Plus nous prenons la peine d’y réfléchir, plus il apparait écrasant, d’autant plus écrasant que nulle alternative ne se dessine nulle part et qu’il semble disposer de pouvoir sans limites.
La question à résoudre est de faire ce qui est en son pouvoir, pour soi, ses proches, sa zone d’influence, si exigüe qu’elle soit. Ce qui exige de se parler et d’agir. Rappelons-nous le message de la Boétie : Le pouvoir des élites dépend de notre soumission. Commencer par dire non aux addictions libèrent de l’énergie et potentialités de changement. La seule marge laissée est souvent d’ordre individuel, en fonction de sa zone d’influence.